La Ménagerie de verre

Visuel Ménagerie de verre 2

Après une première mise en scène de la pièce au Japon (Shizuoka 2011), Daniel Jeanneteau poursuivra son travail sur Tennessee Williams avec la création d’une version française de La Ménagerie de verre. Le spectacle répété au Studio-Théâtre sera créé à la Maison de la Culture d’Amiens, avant une tournée qui passera notamment par le théâtre national de La Colline. Nous y retrouverons avec plaisir une équipe de comédiens familiers : Dominique Reymond (Feux d’après Stramm – 2008), Olivier Werner (Adam et Eve de Boulgakov – 2007), Solène Arbel (Les Aveugles de Maeterlinck – 2014), Pierric Plathier (L’Affaire de la rue de Lourcine de Labiche – 2008).


tournée saison 16 / 17
Théâtre National de Bretagne – Rennes du 18 au 21 janvier 2017
Théâtre de St Quentin  (Picardie) le 24 janvier 2017
Théâtre Anne de Bretagne – Vannes le 4 mars 2017
La Comète, Scène Nationale de Chalons en Champagne les 23 et 24 mars 2017
Théâtre du Nord – Lille du 29 mars au 2 avril 2017
Scène Nationale d’Angoulême du 5 au 7 avril 2017

répétitions au Studio-Théâtre en janvier 2016
création à la Maison de la Culture d’Amiens du 24 au 29 février 2016

tournée :
Centre Dramatique National Besançon Franche-Comté du 3 au 5 mars 2016
Théâtre National de Bretagne – Rennes du 8 au 12 mars 2016
Scène Watteau – Scène conventionnée de Nogent-sur-Marne le 19 mars 2016
Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône les 22 et 23 mars 2016
La Colline-théâtre national du 31 mars au 29 avril
Maison de la Culture de Bourges du 11 au 13 mai 2016
Le Quartz – Scène nationale de Brest les 18 et 19 mai 2016
Comédie de Reims – CDN du 24 au 27 mai 2016

La Ménagerie de verre

de Tennessee Williams

traduction de l’anglais Isabelle Famchon
mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau

avec Solène Arbel, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Olivier Werner
avec la participation de Jonathan Genet

lumières Pauline Guyonnet
costumes Olga Karpinsky
son Isabelle Surel
vidéo Mammar Benranou
collaboration à la scénographie Reiko Hikosaka
assistant à la scénographie et à la mise en scène Olivier Brichet
régie générale Jean-Marc Hennaut
remerciements à Marie-Christine Soma

avec la collaboration des élèves de première année de CAP et Bac Pro de la section verrerie scientifique du lycée Dorian à Paris et son professeur Ludovic Petit
remerciements à l’entreprise V.S.N (Verrerie Soufflée et Normalisée – Paris)

production déléguée Maison de la Culture d’Amiens
production Maison de la Culture d’Amiens, Studio-Théâtre de Vitry
coproduction La Colline – théâtre national, Shizuoka Performing Arts Center (Japon), Institut Français, Maison de la Culture de Bourges, Espace des Arts – Scène nationale de Chalon-sur-Saône, CDN Besançon Franche-Comté ; décor construit dans les Ateliers de la MCB° Maison de la Culture de Bourges – Scène Nationale ; l’auteur est représenté dans les pays de langue française par l’Agence MCR, Marie Cécile Renauld, Paris, www.paris-mcr.fr, info@paris-mcr.com, en accord avec Casarotto Ramsay Ltd, London ; la traductrice est représentée dans le monde par l’Agence MCR ; La Ménagerie de verre est présentée en vertu d’un accord exceptionnel avec ‘The University of the South, Sewanee, Tennessee’

REVUE DE PRESSE…


Perdre encore est à nous ; l’oubli garde sa forme
dans l’inchangé royaume des métamorphoses.
L’abandonné gravite ; et si nous sommes
au centre rarement de telle orbite : autour
de nous elles vont traçant l’intacte figure.
Rainer Maria Rilke, « Le vent du retour »

La Ménagerie de verre se déroule dans un petit appartement de Saint Louis et met en scène trois membres de la même famille, les Wingfield : une mère, Amanda, abandonnée par son mari, un fils, Tom, poète et employé dans une usine de chaussures, une fille, Laura, fragile, solitaire et qui collectionne de petits animaux en verre. À ce triangle s’ajoute un quatrième personnage extérieur : Jim, jeune collègue de Tom, invité le temps d’une soirée.

Puisant au plus intime de sa propre vie, dans une histoire insignifiante et très locale, Tennessee Williams construit une œuvre universelle, subtilement déceptive, parlant de la perte et du deuil, de la permanence en nous de ce qui a disparu.

Amanda Wingfield, hantée par sa propre jeunesse perdue, harcèle ses enfants en voulant leur bien, incapable de discerner clairement sa vie fantasmatique de leur réalité. Elle organise une soirée au cours de laquelle un « galant » doit venir, un mâle qu’il s’agit de présenter à sa fille déficiente, frappée d’un handicap indéfinissable mais la rendant inapte à toute vie normale. Mélangeant le sexe et la survie, échafaudant des plans scabreux de mariages devant résoudre les problèmes de leur vie matérielle et sentimentale, Amanda provoque la catastrophe ultime qui finira de les faire basculer dans le repli et la misère…

La Ménagerie de verre présente la vie comme une expérience dépourvue de sens mais traversée par des moments d’intense beauté. D’une beauté dont on ne se remet pas. Dans la bulle de cette soirée où les frontières vacillent, quelque chose est sur le point de se produire qui pourrait bouleverser leurs vies. Laura s’approche de très près de ce qui serait pour elle un miracle, pendant un temps très court elle vit l’inconcevable. Puis tout redevient comme avant, avec le poids nouveau de cette joie inaccomplie. A l’infini cette scène douloureuse et proche du ridicule hante le narrateur, Tom, qui nous parlant des années plus tard se remémore la prison affective que représentait pour lui la vie avec sa mère et sa sœur. Il a fui, disparu comme son propre père l’avait déjà fait, les laissant sans nouvelles et sans moyens. C’est tout, la pièce s’arrête là et nous laisse pantelants, démunis devant l’expérience de l’irréparable mis à nu…

 

 

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© Olivier Brichet

« La pièce se passe dans la mémoire et n’est donc pas réaliste. La mémoire se permet beaucoup de licences poétiques. Elle omet certains détails ; d’autres sont exagérés, selon la valeur émotionnelle des souvenirs, car la mémoire a son siège essentiellement dans le cœur. »

« La vérité, la vie ou la réalité, est un tout organique que l’imagination poétique ne peut représenter dans son essence que par transformation, en empruntant des formes qui ne sont pas celles des apparences. »

Tennessee Williams

C’est par le détour du Japon que j’ai découvert le théâtre de Tennessee Williams. En 2011, à l’invitation de Satoshi Miyagi à Shizuoka, j’ai mis en scène La Ménagerie de verre en japonais. C’était une commande, et c’est dans ce cadre que j’ai pour la première fois lu ce théâtre que je pensais ne pas aimer. J’y ai découvert, loin du réalisme psychologique auquel on l’a souvent réduit, une œuvre complexe et novatrice, en évolution constante dans sa forme. La distance culturelle avec laquelle j’abordais ce travail (distance aussi bien avec le Japon qu’avec les États-Unis), et l’extraordinaire richesse humaine de la pièce, ouvrirent pour moi un champ de liberté et de rêve inattendu.

Rien n’est matériel dans cette pièce, les figures sont des spectres traversant la mémoire du narrateur, fruits de ses obsessions, de ses affects. C’est un voyage dans une conscience malade, entre l’angoisse et le rire.

Tennessee Williams lui-même encourage le metteur en scène à s’évader des contraintes du réalisme, et propose des configurations de jeu, des agencements de rapports traduisant les structures profondes du psychisme. Il s’éloigne de l’imitation de la réalité pour inventer une dramaturgie du décalage, de la faille, de l’absence. Ses créatures sont affectées par d’étonnants troubles de la présence, les unes et les autres n’existant pas sur les mêmes plans de réalité, selon les mêmes modes d’apparition ni les mêmes densités physiques… Dans ce monde sans gravitation universelle, chaque entité pèse d’un poids singulier, selon un système de masse inventé pour lui seul.

Les pièces de Williams sont des agencements de solitudes. Les échanges sont improbables, les sentiments fusent hors des êtres et s’abattent comme des pluies, par l’effet d’une inconséquence fondamentale, originelle.

Les figures de La Ménagerie de verre sont perdues, et leur principale modalité d’occupation de l’espace est l’errance. Amanda erre dans sa maison, dans la ville, entre son fils et sa fille. Elle se maintient perpétuellement dans un entre-deux qu’elle voudrait sans limites. Sa volonté, implacable, s’applique à effacer tout obstacle qui pourrait s’opposer à cette errance : que son fils s’incline, s’absente de lui-même, serve le quotidien et l’absolve de tout poids matériel ; que sa fille se taise, taise sa féminité, s’absente en spectatrice perpétuelle du théâtre obsessionnel de sa mère ; que Jim se prète à représenter en effigie le corps désirant de l’homme perdu et toujours désiré, qu’il se tienne en leurre et n’intervienne pas, n’existe, littéralement, pas. Elle est seule, elle erre enfermée dans un système clos.

La Ménagerie de verre exige la mise en place par le jeu d’une sorte de graduation de la présence, de perspective dans la densité, conférant à chaque être une pesanteur, un rythme, une opalescence variable. Chaque comédien doit jouer seul, en soi, mais avec les autres. Comme dans un système planétaire, beaucoup de vide sépare chaque corps. Beaucoup d’énergie circule entre ces corps.

La scénographie est un volume translucide qui expose et enclos les corps dans une matrice impalpable. Posés sur un socle duveteux et pâle, Amanda, Laura, Tom et Jim circulent et se heurtent, s’évitent, s’ignorent, se cherchent. C’est par Tom que nous pénétrons cette matrice, il se tient au seuil et vacille, hésite, entre son aspiration au monde et l’appel angoissant de ses remords. La pièce contient une succession d’espaces mentaux gigognes, encastrés les uns dans les autres. Tom se souvient et revit, dans une confusion totale du présent et du passé, le piège affectif qu’ont représenté pour lui sa mère et sa sœur. Amanda, dans un déni perpétuel du présent, revit à l’infini son passé idéalisé de jeune fille. Laura se réfugie dans un monde inventé par elle, sans référence à l’extérieur, où tout est fragile, transparent, lumineux et froid. Jim est prisonnier du rêve social majoritaire, il a subi le dressage idéologique et s’apprète à faire de son mieux pour ne pas en sortir.

Tout cela est en mouvement, selon une cosmologie complexe, régie par les sentiments, les peurs, les désirs… Plus qu’une histoire, La Ménagerie de verre est un paysage, un ensemble de distances séparant des blocs d’affectivité, traversé par des lumières, des obscurités, des vents et des pluies. La temporalité y est multiple, combinée en strates, en cycles, en réseaux.

L’idée de poursuivre ce travail en France s’est formée très tôt, en repensant à l’aventure vécue avec Dominique Reymond et le théâtre halluciné d’August Stramm (Feux, festival d’Avignon 2008). C’est autour de Dominique que je construis cette version française, dans la lumineuse évidence de sa rencontre avec la figure d’Amanda.

Daniel Jeanneteau, octobre 2014


Ménagerie1 © Mammar BenranouMénagerie8 © Mammar Benranou
© Mammar Benranou

Isabelle Famchon. De retour en France, après des études de théâtre à l’Université de Yale aux Etats-Unis et de longs voyages d’étude en Asie, Isabelle Famchon participe à l’aventure de la compagnie « MA/Danse Rituel Théâtre » avec son ami le chorégraphe Hideyuki Yano ainsi qu’à la création de la compagnie Roger Blin où elle exerce de multiples fonctions et signe plusieurs mises en scène. Membre de longue date de la Maison Antoine-Vitez (Centre International de Traduction Théâtrale), auteur d’adaptations, d’articles sur l’histoire du théâtre et sur la traduction théâtrale, elle s’attache surtout à découvrir, traduire et faire connaître les dramaturgies contemporaines de langue anglaise dans ses formes les plus métissées. Elle a traduit notamment :
 Athol Fugard pour l’Afrique du Sud, Edna O’Brien, Tom Murphy, Franck McGuinness, Sebastian Barry pour l’Irlande ; Howard Barker, John Retallack pour l’Angleterre, Elaine Acworth pour l’Australie,
 John Murrell et Kent Stetson pour le Canada, et pour les USA José Rivera, Sarah Ruhl, Marcus Gardley et surtout Tennessee Williams (notamment La pièce à 2 personnages, ainsi qu’un ensemble de pièces et d’écrits divers pour beaucoup inédits en France et jusqu’à récemment inédits aux USA.) Ces dernières années, elle signe également les sur-titrages de plusieurs spectacles à la MC 93 de Bobigny (Peter Sellars), au Théâtre Nanterre-Amandiers (Théâtre de Complicité) et au Festival d’Avignon (William Kentridge).

Solène Arbel a étudié le théâtre et la danse à l’Université Lyon II et au Conservatoire de Bordeaux, où elle suit notamment l’enseignement de Pilar Anthony. Depuis 2005, elle entretient une complicité artistique avec la compagnie des Limbes et interprète des textes de Virginia Woolf, Henri Meschonnic, Jon Fosse, Ghérasim Luca ou prochainement du poète japonais Ishikawa Takuboku. De 2006 à 2008, elle joue pour le Groupe Anamorphose dans Le Cid de Corneille, Le cocu magnifique de Ferdinand Crommelinck et Aliénor exagère dans le cadre de Campagnes et compagnie en région Aquitaine. Ces dernières années, elle s’inscrit en tant qu’actrice dans des créations théâtrales telles que Crave de Sarah Kane mise en scène par Christine Monlezun, Jon Fosse saison 1 mise en scène par Séverine Astel, des installations multimédia avec la compagnie Iatus, et participe à des performances et films d’artistes : conférence / Walter Benjamin et exposition d’Elise Florenty et Marcel Turkowsky au Plateau-Frac île-de-France, La porte court-métrage d’Hervé Coqueret, Clos quand apparu de Julien Crépieux dans lequel elle dit « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » de Mallarmé. Elle continue à pratiquer la danse à l’occasion de workshops à la Ménagerie de Verre.

Pierric Plathier intègre l’Ecole du TNS en 2005, après être passé à la Scène-sur-Saône à Lyon sous la direction de Didier Vignali. Il sort en 2007 avec des spectacles de Caroline Guiela Nguyen, Richard Brunel, Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma. Il travaille ensuite avec Benoit Lambert, Jean-Charles Massera, Bernard Lévy, Rémy Barché, Caroline Guiela Nguyen, Adrien Béal. Il a joué récemment dans Elle brûle mis en scène par Caroline Guiela Nguyen, Le Pas de Bême mis en scène par Adrien Béal, et dans Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux mis en scène par Laurent Laffargue.

Dominique Reymond étudie l’art dramatique à Genève, suit des cours à l’école du Théâtre National de Chaillot avec Antoine Vitez, puis au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. Au théâtre, elle a notamment joué sous la direction d’Antoine Vitez dans La Mouette de Tchekhov et L’Échange de Paul Claudel ; Klaus Michael Grüber dans La Mort de Danton de George Büchner ; Bernard Sobel dans La Ville de Paul Claudel, La Forêt d’Alexandre Ostrovski et Tartuffe de Molière ; Jacques Lassalle dans L’Heureux Stratagème de Marivaux ; Pascal Rambert dans John & Mary de Pascal Rambert ; Jacques Rebotier dans Éloge de l’ombre de Junichiro Tanizaki ; Luc Bondy dans Une pièce espagnole de Yasmina Reza et Les Chaises d’Eugène Ionesco ; Marc Paquien dans Le Baladin du monde occidental de John Millington Synge ; Georges Lavaudant dans La Nuit de l’iguane de Tennessee Williams. À l’automne 2013, elle joue dans Rome-Nanterre de Valérie Mréjen mis en scène par Gian Manuel Rau au Théâtre Vidy-Lausanne. Au Festival d’Avignon, on a pu la voir dans Feux d’Auguste Stramm mis en scène par Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, Visites de Jon Fosse dans une mise en scène de Marie-Louise Bischofberger et récemment dans La Mouette d’Anton Tchekhov mis en scène par Arthur Nauzyciel dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Également actrice de télévision, elle travaille par exemple pour Nina Companeez dans Un pique-nique chez Osiris et Benoît Jacquot dans Princesse Marie. Au cinéma, elle accompagne aussi bien les réalisateurs débutants qu’expérimentés dans Y aura-t-il de la neige à Noël ? de Sandrine Veysset pour lequel elle reçoit le Prix d’interprétation au festival du Film de Paris, La Naissance de l’amour de Philippe Garrel, Les Destinées sentimentales, Demonlover et L’Heure d’été d’Olivier Assayas, La Maladie de Sachs de Michel Deville, Les Murs porteurs de Cyril Gelblat, Le Nouveau Protocole de Thomas Vincent, Adieu Gary de Nassim Amaouche. On l’a vue récemment dans Les Adieux à la reine de Benoît Jacquot et dans Populaire de Régis Roinsard.

Olivier WERNER a suivi sa formation d’acteur et de metteur en scène à l’école de la rue Blanche (Ensatt -1988/90), au TNS (1991/92) et à l’Institut Nomade de la Mise en scène (1999). Il crée L’ANNEAU, sa première compagnie (1996), avec laquelle il monte Pelléas et Mélisande (Maurice Maeterlinck), Les Revenants (Ibsen), Les Perses (Eschyle) et Les hommes dégringolés (Christophe Huysman, création collective). Il met en scène Béatrice et Bénedicte à l’Opéra comique (Opéra-concert d’Hector Berlioz) pour l’Orchestre de Paris. Il devient par la suite artiste associé de la Comédie de Valence ; structure pour laquelle il met en scène Rien d’humain (Marie N’diaye), Par les villages (Peter Handke), Saint Elvis (Serge Valletti) et Mon conte Kabyle (Marie Lounici). Puis il monte Occupes-toi du bébé (Dennis Kelly), commande du CDR de Vire. En 2012, il crée FORAGE, sa nouvelle compagnie indépendante qu’il implante à Valence (Drôme). Avec cette nouvelle structure, il monte After the end (Dennis Kelly), La Pensée (Leonid Andreïev) et prépare actuellement trois spectacles (Le vieux juif blonde d’Amanda Sters / création septembre 2015 à Lausanne, Le dernier feu de Dea Loher / Création novembre 2016 à Bruxelles et Lazare de Catherine Benhamou / production en cours…) En tant qu’acteur, il a joué sous la direction de Gérard Vernay, Lluis Pasqual, Jean-Marie Villégier, Christian Rist, Marc Zammit, Claudia Morin, Adel Hakim, Jean-Christophe Marti, Urszula Mikos, Simon Eine, Richard Brunel, René Loyon, Christophe Perton, Yann-Joël Colin, Pauline Sales, Jorge Lavelli, Daniel Jeanneteau, Yves Beaunesne, Christophe Rauck, et dans certaines de ses propres mises en scène.

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© Elisabeth Carecchio

Ménagerie10 © Mammar Benranou© Mammar Benranou

 

© Mammar Benranou

MON CORPS PARLE TOUT SEUL

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A l’invitation de l’Ircam dans le cadre des laboratoires In-Vivo, Daniel Jeanneteau prépare avec le compositeur Daniele Ghisi l’installation-performance MON CORPS PARLE TOUT SEUL sur un texte de Yoann Thommerel.


création lors du festival de l’Ircam MANIFESTE- 2015
au CENTQUATRE-Paris atelier 9
les mardi 30, mercredi 1er et  jeudi 2 juillet de 19h à 22h

In-Vivo Théâtre

Mon corps parle tout seul

installation-performance (20’)

texte Yoann Thommerel
mise en scène Daniel Jeanneteau
musique Daniele Ghisi
vidéo Mammar Benranou
assistant à la mise en scène et à la scénographie Olivier Brichet
assistant scénographie Tom Huet
comédienne Emmanuelle Lafon

coproduction Ircam-Centre Pompidou, Studio-Théâtre de Vitry
l’Ircam est partenaire du CENTQUATRE-Paris pour l’accueil des projets d’expérimentation autour du spectacle vivant.


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Un espace aux frontières indéfinissables, à l’obscurité douce. On y pénètre par une succession de sas préparant progressivement l’œil à la pénombre.

Un groupe peu nombreux de spectateurs entre et s’engage presque à l’aveugle dans ce vide sans limites claires. Rien de précis à voir, mais peu à peu l’étendue se creuse, vers ce qui apparaît comme une obscurité plus profonde, une trouée, un orifice en suspension, à mi-hauteur, indécis et, semble-t-il, mouvant. Une profondeur de noir dans un indéfini de gris. On ne peut pas s’en approcher au-delà d’une certaine limite.

Ce qui n’est pour l’instant qu’une tache plus sombre flotte, vacille, tremble, se trouble, hésite entre flou et net.
Des luisances se dessinent, des reflets, des viscosités, des suintements.

Puis l’orifice s’anime, change de forme, s’aplatit, se referme, s’ouvre grand et lâche un souffle massif et tiède, humide. Aspire, tousse, articule des syllabes insonores, claque. Bruits de la mécanique des articulations, des mâchoires, de la langue, des dents.

C’est une bouche.

Sans corps, sans dents visibles, mais douée d’haleine, de souffle, de glotte, de cordes vocales… Organe privé de corps mais continuant d’articuler, de vocaliser, d’émettre, de hacher l’air en fragments de souffle.

Des mots viennent, clairement reconnaissables. Des associations de mots, des phrases, des énumérations. Une parole.

Peu à peu l’articulation nette se remplit d’une ombre sonore, et la parole se transforme en ce dont elle parle. Elle ne dit plus de choses, elle devient ces choses. Le langage devient objet vrai, d’une manière très souple, presque imperceptible.

Chaque son continue d’être émané, initié, animé par la bouche. Les mots devenus matière sonore conservent pourtant la même articulation, l’empreinte exacte d’une signification de moins en moins reconnaissable. Plus tard, cette empreinte est elle-même perdue. La bouche produit alors une séquence de véritables explosions, de crépitement de feuilles, de sons concrets. Peut-être un chant, en hoquet, vite coupé.

C’est alors qu’il faut à nouveau apprendre à parler…

D. J. – D. G.


 

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« Suite à la production des Aveugles de Maurice Maeterlinck, à laquelle l’Ircam avait activement participé, nous avons souhaité renouveler l’aventure. Toutefois, au lieu de travailler sur une œuvre scénique déjà existante, nous avons préféré partir de zéro, en collaboration avec un compositeur. En l’occurrence, je me suis senti des affinités avec Daniele Ghisi.
Tout est parti d’une première proposition de Daniele : l’intuition d’une bouche comme origine de tout son, de toute parole articulée, de toute pensée. Que de cette bouche toutes choses puissent sortir, matières et mots. Et que tout cela sortant de la bouche devienne musique. Nous en avons parlé à l’auteur Yoann Thommerel qui travaillait de son côté sur l’idée d’un corps parlant séparément de son moi… Ce faisceau d’intuitions s’est peu à peu rassemblé autour de l’idée d’une bouche géante, immatérielle, parlant dans le vide, hologramme sonore et visuel d’un organe sans corps mais doué d’entendement… une bouche sans corps, un ectoplasme, un spectre, un oracle. »

Daniel Jeanneteau

« La voix parlée est un élément sonore très important dans mon univers musical. Ici, j’ai voulu faire basculer la voix parlée « normale » vers une voix qui parlerait avec des « objets sonores ». La transition est fluide et douce, sur toute la durée de l’œuvre. Peu à peu, alors même que le discours sonore conserve la forme, l’enveloppe et l’articulation de la voix parlée, le timbre de la voix se colore de sons, de bruits — en lien avec le texte dit. Au cours de la partie centrale, on saisirait presque le sens du texte dit. Puis on s’en éloigne encore. Jusqu’à ce que ne sortent plus de la bouche que des objets musicaux, excessivement concrets. »

Daniele Ghisi


Déplacer les artistes en présence

Entretien croisé avec Daniel Jeanneteau et Daniele Ghisi

Daniel Jeanneteau, pour l’homme de théâtre que vous êtes, qu’apporte la musique sur scène ?
Daniel Jeanneteau : La musique « sur scène », en tant que telle, ne m’intéresse pas spécialement. C’est à dire séparément du jeu, de la dramaturgie, de l’événement de la représentation. Elle commence à m’intéresser à partir du moment où elle ne demande plus qu’on l’écoute. J’aime la musique en tant qu’action sur l’espace, quand elle en définit la temporalité, la couleur, la tension. Elle intervient alors comme l’un des paramètres physiques de l’instant, au même titre que les surfaces et les distances, la lumière. Il était intéressant d’entendre les spectateurs assistant une deuxième fois à la représentation des Aveugles, s’étonner de la dimension très « musicale » du spectacle. Ils ne l’avaient pas remarquée la première fois, alors que la représentation est presque saturée d’événements musicaux. Le travail d’Alain Mahé et Sylvain Cadars réalise, il me semble, le paradoxe d’un environnement musicalement abstrait mais capable, par le détour de la forme, de restituer la matérialité d’une expérience… Aucune imitation de la réalité, mais une réinvention du monde par le biais de la sensation et du signe.

Qu’apporte l’ajout au mélange scénique de l’outil d’informatique musicale de l’Ircam ?
D.J. : Pour ma part, c’est essentiellement la possibilité de réaliser des espaces sonores d’une extraordinaire richesse, de littéralement mettre en scène l’espace comme l’un des protagonistes centraux, vivants, de réaliser l’intuition de Maeterlinck qui voyait dans le paysage, la nature, le cosmos entier, une sorte d’immense psychisme en perpétuelle activité.

Dans le cadre de cet atelier In Vivo Théâtre, en particulier, quelles technologies électroacoustiques ou d’informatique musicale avez-vous choisi d’utiliser ?
D.J. : L’atelier In-Vivo que nous préparons utilisera principalement les possibilités de la WFS, cette technique de diffusion capable de réaliser dans l’espace, à distance et comme sans support matériel, des sortes d’hologrammes sonores… Rien de vraiment spectaculaire dans ce prodige, qui ne peut se réaliser que dans un périmètre restreint, mais la stupeur de saisir quelque part dans un vide indifférent la réalité d’une présence toute proche, intime, parlant à notre oreille.

Daniele Ghisi : Pour reconstruire l’enveloppe vocale à partir d’événements musicaux (ce qui est l’objet du travail musical ici), j’utilise divers algorithmes, dont des algorithmes de musaïque développés par l’Ircam. La musaïque est l’équivalent sonore de la mosaïque : l’idée est de restituer un geste global en assemblant une multitude de petits gestes. Etant moi-même fasciné par la dialectique unicité/multiplicité, les briques élémentaires qui me servent ainsi à reconstituer le geste musical (ici la forme de la voix) reproduisent, à leur échelle, le geste musical en question.
Je travaille donc avec une vaste base de données, où l’on trouve à la fois des échantillons préenregistrés, mais aussi des fragments d’œuvres du passé — tous ces échantillons étant mêlés et retraités au cours de l’écriture, jusqu’à ce qu’ils deviennent méconnaissables (même pour moi !). On a parfois des surprises : si les Lieder de Schubert sont très adaptés à la musaïque, ceux de Schumann sont beaucoup plus difficile à manier !

Qu’est-ce qui vous attire dans ce genre d’atelier et de collaboration ?
D.J. : La règle du jeu des ateliers In Vivo est de plonger une équipe de théâtre ou d’art plastique, et tout son imaginaire, dans l’univers de l’Ircam. Ou du moins d’organiser une rencontre entre la première et un aspect du second. Cela entraine un déplacement des deux artistes en présence.

D.G. : J’aime beaucoup le travail en collaboration, et j’espère en faire davantage à l’avenir.
J’aimerais en effet remettre en question un aspect que l’on conçoit souvent comme axiomatique du travail du compositeur : celui d’un travail solitaire. Dans d’autres disciplines artistiques, et même dans le domaine musical, en rock, en chanson ou en jazz, les travaux à deux, à trois et même à quatre sont monnaie courante. Je pense que le compositeur du XXIe siècle ne sera pas seul à sa table — il ne l’est déjà plus vraiment, mais que se passerait-il si on poussait plus loin encore, et si nos musiques étaient un champ d’exploration collectif ?
Travailler avec quelqu’un qui vient d’un autre horizon est une bonne manière de commencer, d’autant que j’ai très envie de mettre en jeu ma musique dans des domaines qui ne sont pas exclusivement musicaux.

Propos recueillis par J.S.

Entretien vidéo avec Daniele Ghisi
Entretien vidéo avec Daniel Jeanneteau

 

 

Les Aveugles (Japon)

Les Aveugles au Japon

 

À l’invitation de Satoshi Miyagi, directeur du Shizuoka Performing Arts Center (SPAC), et après Blasted de Sarah Kane en 2009 et La Ménagerie de verre de Tennessee Williams en 2011, Daniel Jeanneteau est retourné au Japon ce printemps 2015 pour créer la version japonaise des AVEUGLES de Maurice Maeterlinck. Ce spectacle réunissant des comédiens amateurs et professionnels de la région de Shizuoka a été présenté en plein air dans la forêt du Nihondaira lors du Festival de Printemps du SPAC, les nuits des 25, 27 avril, 1er, 2, 4 et 5 mai 2015.


Création en plein air lors du Festival de Printemps du SPAC
les 25, 27 avril, 1er, 2, 4 et 5 mai 2015 à 19h

MÔTEN-TACHI 盲点たち (LES AVEUGLES)

de Maurice Maeterlinck

traduction Akihito Hirano
mise en scène et conception scénique Daniel Jeanneteau
conception sonore Isabelle Surel
sons additionnels Alain Mahé
ingénierie sonore et informatique musicale Sylvain Cadars

avec Asuka Fuse, Kuniko HamazakiYukio Kato, Tsuyoshi Kijima, Kiyomi KobayashiKatsuhiko Konagaya, Noriyo Masui, Hisanobu OchiaiYoneji Ouchi, Ayako Terauchi, Kikuko YasohamaHisashi Yokoyama…  (comédiens de la troupe permanente du Shizuoka Performing Arts Center et amateurs de la région de Shizuoka)

production Shizuoka Performing Arts Center, avec le soutien de l’Ircam-Centre Pompidou, de L’Institut Français et de l’Ambassade de Belgique au Japon


 

Un film de Mammar Benranou

Douze aveugles en pleine nature attendent le retour d’un prêtre qui les a guidés jusque là. Mais ce prêtre est mort parmi eux. Il est absent d’être mort.

Dans ce poème visionnaire et très simple, presque immobile, la seule action réside dans la lente découverte, par un groupe disparate de personnes traversées par les mêmes sensations, de leur solitude dans un monde qu’ils ne comprennent pas, et de l’imminence de leur disparition.

Agissant comme un piège pour l’imagination, la pièce produit l’effet d’un attentat, d’un acte brut : d’un coup, la mise à nu d’une vérité ultime, obscène, et pas de réponse. Un geste contemporain, indéfiniment contemporain de tout vivant.

« Tu vas mourir. » C’est tout.

De quoi regarder ce qui nous entoure autrement, et reconsidérer le prix de chaque chose. De quoi, peut-être, repenser la communauté.

Le texte est un entrelacs complexe de motifs simples, une partition précise de silences et de mots, de répétitions, de cris confus et de respirations. Il ne raconte rien, mais il produit de l’espace, du froid, du temps, un monde de visions affectant les sens.

Il appelle une mise en œuvre chorale de la parole, avec une attention particulière aux questions du son, de la spatialité des voix, des tessitures. Plus qu’une scénographie, il exige la constitution d’un véritable paysage de la voix, à travers l’expérience d’une perception de l’espace qui ne passe plus exclusivement par le visible.

Il demande aussi de réunir une communauté d’humains, à la fois non différenciés et solitaires, sans nom mais solidement incarnés, sans visages mais tous singuliers.

Sur scène, les seuls moyens à la disposition des interprètes résideront dans leur capacité d’imagination : pratiquement aucun geste, aucun déplacement, aucune interprétation. Pas de mise en scène, pas de jeu d’acteur, mais une grande force psychique, un cerveau actif et à l’affût, tirant de chaque mot, de chaque silence et du rythme commun, la faculté de produire de la réalité…

Daniel Jeanneteau, octobre 2012

 


Tsuyoshi

Yoneji

Aveugles et Fuji
© D. J.

Sans titre-2
© Mammar Benranou


De Vitry au Nihondaira

Entretien avec Wilson Le Personnic

– Qu’est-ce qui vous a motivé à mettre en scène Les Aveugles de Maurice Maeterlinck ?

C’est une très ancienne histoire. J’ai découvert Maeterlinck adolescent, par une chanson de Julos Beaucarne qui avait mis en musique l’une des « Quinze chansons » (Elle est venue vers le palais). Le poème est magnifique, énigmatique, bouleversant sans que l’on comprenne bien pourquoi. A partir de ce moment j’ai cherché d’autres oeuvres de Maeterlinck. Les Aveugles est peut-être sa pièce la plus radicale, la plus désespérée, la plus violente. J’ai rêvé dès cette époque de la mettre en scène. Ce travail a donc été pour moi la réalisation d’une très ancienne promesse.

– L’idée du dispositif scénique et du brouillard vous est-elle venue dés le départ ?

Le brouillard s’est imposé dans un deuxième temps. L’idée première a été de ne pas différencier les acteurs et les spectateurs, de réunir une communauté unique, anonyme, et sans direction; de placer les spectateurs parmi les aveugles comme s’ils étaient aveugles eux-mêmes (c’est à dire, au fond, d’abolir la notion de handicap). Les acteurs jouent d’ailleurs les yeux ouverts, se regardent les uns les autres, ne miment en rien la cécité. La grande question de cette pièce est le paysage, l’espace extérieur du monde, incompréhensible et inquiétant, infiniment vivant. L’assemblée des spectateur, dans son étendue et sa vie incontrôlable, figurait de la meilleure façon le corps même du paysage, l’étendue du monde. Le brouillard, associé à une lumière crue et forte, nous a permis de produire de l’aveuglement, une obscurité lumineuse, sans avoir besoin d’éteindre la lumière pour faire le noir (ce qui m’a toujours paru un peu bête au fond). Il exempt le spectateur de l’effort de regarder (la plupart fermaient les yeux), le détourne de l’image, le reconduit calmement vers sa capacité de vision (d’avoir des visions).

– Comment s’est déroulé la collaboration avec l’équipe de l’Ircam ? Aviez-vous une idée précise de l’environnement sonore ?

La collaboration avec l’Ircam a été très agréable et stimulante. Je suis venu les voir en leur proposant une sorte de défi, une gageure: comment dépasser, dans la construction d’un paysage sonore, la seule duplication artificielle des sons, afin de susciter la vérité d’une présence… J’ai toujours été frappé par le fait que les réalisations les plus étonnantes de l’Ircam ne nous parviennent la plupart du temps qu’à travers la banalité d’une amplification clairement artificielle. En venant les voir, et avec la collaboration d’Alain Mahé, je voulais littéralement leur confier la réalisation de la scénographie du spectacle, qu’ils suscitent ensemble l’architecture organique et mobile indispensable à la figuration de ce drame immobile… Cela impliquait un grand travail de diffusion, de spatialisation, de recherche sur les niveaux, les nappes sonores, les combinaisons de sons abstraits et de sons réels…

– Vous avez signé les décors de  Régy pendant plus de quinze ans. Il vient également de mettre en scène un texte de Maurice Maeterlinck…

En fait j’ai rencontré Claude Régy par Maeterlinck, quand je suis allé voir en 1986 au TNS à Strasbourg sa première mise en scène d’Intérieur. Plus tard j’ai conçu la scénographie de sa mise en scène de La Mort de Tintagiles (TGP Saint-Denis, 1997). Il se trouve, c’est une drôlerie de la vie, que je vais mettre en scène Les Aveugles au Japon pour le théâtre où il a mis en scène Intérieur. C’est un théâtre (le SPAC à Shizuoka) où j’ai déjà créé deux spectacles (Blasted de Sarah Kane en 2005 et La Ménagerie de verre de Tennessee Williams en 2011). Nous continuons de naviguer dans des eaux proches, même si je pense avoir beaucoup divergé depuis dix ans.

– Le Shizuoka Performing Arts Center vient de vous inviter pour recréer Les Aveugles en plein air dans la forêt de Nihondaira…

C’est une idée merveilleuse: ne pas reproduire le dispositif de la création française, mais chercher la fiction de l’espace dans l’environnement même de leur théâtre, qui se trouve installé dans un magnifique massif de montagnes couvertes de forêts, le Nihondaira. C’est un spectacle que nous ferons sans scénographie, sans lumières et sans costumes, avec un groupe de comédiens amateurs et professionnels comme en France. Sur la base du même principe de non différenciation du public et des acteurs, le travail de l’espace se concentrera sur le son, mais d’une façon moins musicale qu’en France: il s’agira d’inquiéter la forêt, d’accentuer le trouble par l’adjonction, aux mille bruits de la nuit, de sons concrets et plausibles mais peu interprétables… Une sorte de langue étrangère parlée par la nuit et les éléments, quand les humains n’y sont pas. Je suis allé au Japon la semaine dernière, nous avons trouvé le site du spectacle. Je commence les répétitions le 4 mars.

– Une patinoire dans Bulbus, du Brouillard dans Les Aveugles, un sol rocailleux dans Faits, la forêt de Nihondaira semble presque être une suite logique…

Oui c’est vrai. Mais cela a commencé il y a plus longtemps que ça. J’ai souvent eu recours à la matière, c’est à dire à la sensation, pour qualifier mes espaces et les faire dialoguer fortement avec les corps (un bassin rempli de boue pour Jeanne d’Arc au Bûcher, de la poussière de cuir pour Quai Ouest, du béton et du carrelage pour Quatre heures à Chatila, de grandes quantités d’eau pour Pelléas et Mélisande…). Cela en alternant avec des espaces tout à fait abstraits et « propres »… J’aime bien voyager d’un extrême à l’autre.

– Je suis curieux de savoir comment vous allez vous appropriez cette espace en plein air…

Moi aussi, je pense que cela ne va pas être facile, d’autant que le printemps est la saison des pluies au Japon! Mais les japonais vivent les éléments très différemment de nous, et endurent un pays et un climat bien plus violents que les nôtres. S’il pleut, ils n’interrompent pas les spectacles en plein air, et les spectateurs restent. Ils vivent avec la pluie, avec le froid. La vérité de la nature représentera sans doute la plus grande difficulté dans sa confrontation avec nos petits moyens artificiels. Je ne voudrais pas la violenter, mais la subvertir par des interventions subtiles, délicates, discrètes… Trouver assez d’intimité dans le groupe d’humains que nous formerons avec le public pour pouvoir voyager ensemble contre le monde vivant, incontrôlable et parfois hostile qui nous entourera…

entretien réalisé en janvier 2015 pour le site ma culture


Le Shizuoka Performing Arts Centre (SPAC)

Le SPAC est un centre de création théâtrale unique au Japon, et à bien des titres, unique au monde. Il a été créé en 1995 par la volonté du gouvernement local de la préfecture de Shizuoka. Il est l’un des premiers établissements du pays entièrement consacré aux arts du spectacle à bénéficier d’un financement public. Il dispose d’une troupe permanente, de personnels techniques et administratifs qualifiés, et occupe des locaux et des équipements qui lui sont entièrement dévolus. A l’image des centres dramatiques nationaux français, sa mission est la production et la création, mais aussi l’accueil d’artistes étrangers (aussi bien en tournée qu’en résidence de création), ainsi que la promotion des arts de la scène auprès d’un public extrêmement diversifié.

Le SPAC est dirigé depuis 2007 par le metteur en scène Satoshi Miyagi, prenant alors la relève de Tadashi Suzuki, fondateur de l’institution. Metteur en scène de renommée internationale, Satoshi Miyagi a présenté au Festival d’Avignon 2014, dans le cadre prestigieux de la carrière Boulbon, une mise en scène mémorable du « Mahabharata« . Sous son impulsion, le SPAC a établi depuis quelques années une intense relation d’amitié et d’échange avec le monde théâtral français. En 2009, Daniel Jeanneteau a été l’un des premiers metteurs en scènes étrangers à y être invité pour une création. Il s’agissait de la mise en scène de « Blasted » de Sarah Kane. Pascal Rambert, Olivier Py, Omar Porras, Claude Régy, Jean Lambert-Wild, Frédéric Fisbach, Peter Brook… y sont venus présenter ou créer leurs spectacles.

Les installations du SPAC sont divisées en deux parties distinctes :
– le parc des arts de la scène (Butai Geijutsu Koen), dans la proche périphérie de Shizuoka, sur le mont Nihondaira. C’est un ensemble d’équipements offrant les meilleures conditions de création et de résidence : un théâtre en plein air de 400 places, un théâtre ellipsoïde de 100 places, une salle modulable d’une centaine de places, des salles de répétition, des logements, une cantine-cafétéria etc., le tout dans une architecture en bois d’Arata Isozaki, en pleine nature, parmi des plantations de thé.
– un théâtre de 350 places en ville, doté de tout l’équipement nécessaire (bureaux, atelier, cage de scène et cintres…) à l’intérieur du centre de congrès (Granship) construit lui aussi par Arata Isozaki.

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faits (fragments de l’Iliade)

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© Daniel Jeanneteau

A l’invitation des Subsistances et dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon, Daniel Jeanneteau va créer en septembre 2014 FAITS, une installation-performance conçue à partir de fragments de l’Iliade, réunissant les interprètes Laurent Poitrenaux, Thibault Lac et Gilbert Caillat. Au croisement du théâtre, de la danse et des arts plastiques, une vision très intimiste du dernier chapitre de l’Iliade.


Représentations les 8, 9, 10 et 11 septembre aux Subsistances

faits (fragments de l’Iliade)

d’après la traduction de l’Iliade par Frédéric Mugler, éditions Babel – Actes Sud

Installation-performance conçue par Daniel Jeanneteau
Lumières Anne Vaglio
Son Isabelle Surel
Assistant Damien Schahmaneche

Avec Gilbert CaillatManuel Guiyoule, Thibault Lac, Laurent Poitrenaux et l’âne Gribouille

Production Les Subsistances, coproduction Biennale de la danse de Lyon, Studio-Théâtre de Vitry

REVUE DE PRESSE


A la toute fin de l’Iliade, Homère fait se rencontrer Priam et Achille. Un vieillard et un jeune homme. Les deux ennemis maximums. C’est la tombée du jour, Priam traverse le paysage avec un âne. Il vient chercher le corps de son fils dans la tente d’Achille. Nul ne le voit venir, à l’abri de son âge, insignifiant. Il n’a pas mangé depuis la mort d’Hector. Il n’a pas dormi non plus. Cela fait onze jours. Achille le découvre à ses genoux, le relève avec stupeur. Pendant un instant, protégés par le sommeil de toute une armée, deux êtres se regardent. Rien ne les rattache plus aux lois extérieures, aux haines apprises. Ils inventent un moment qui n’est qu’à eux, fait d’admiration et de larmes. Des siècles de fureur machinale se précipitent dans leurs regards brûlés, et s’éteignent : en eux, l’espèce se reconnaît. Ils se taisent, se regardent, mangent, dorment. Leur insignifiance commune représente l’exact contrepoids de tout le tumulte qui a précédé.

Daniel Jeanneteau


Entretien avec Daniel Jeanneteau

Comment est né ce projet ?
C’est une commande. Le projet est né d’une proposition des Subsistances, très précise et très indéfinie : faire quelque chose avec l’Iliade et l’Odyssée, Homère. Je n’avais jamais abordé un projet de cette façon, et j’y découvre une liberté inattendue.
A commencer par la liberté de puiser, dans cette œuvre immense et multiple, la matière d’une action, d’un rêve. La liberté aussi de ne pas penser une forme à l’avance, selon son appartenance supposée à tel ou tel registre d’expression. Il ne m’ont pas demandé d’en faire un spectacle de théâtre, il ne m’ont pas même parlé de danse, ils ont ouvert un espace d’apparition, en moi pour commencer, où des figures, du temps, des émotions peut-être pouvaient s’agencer calmement.

Il se trouve que j’aime particulièrement l’Iliade, depuis longtemps. Et si je pense à cette œuvre, la première chose qui me vient à l’esprit, qui m’a stupéfié à la première lecture et qui me bouleverse encore, c’est la rencontre, dans le dernier chant, de Priam et d’Achille. C’est à dire des deux pôles d’antagonisme, des deux opposés, des deux ennemis maximums. Cela se passe la nuit, à l’insu de tout le camp Grec endormi, à l’insu de l’humanité entière, dans le silence et la douceur : trahison inouïe des ordres violents, des rancunes apprises, pure anomalie, pur geste de liberté aussi.

Ils se rencontrent dans des circonstances absolument étranges et exceptionnelles. Priam a déjà quasiment perdu la guerre, il aura bientôt tout perdu ; il quitte son palais seul, après avoir jeûné sans dormir durant onze jours, depuis la mort d’Hector ; il traverse avec un âne le paysage qui sépare les remparts de Troie du camp Grec, et s’introduit avec une mystérieuse facilité au cœur de l’ennemi. Avec stupeur Achille le découvre à ses genoux, implorant, mutique. A partir de ce moment-là commencent quelques unes des pages les plus étonnantes de la littérature mondiale.

Ce spectacle va prendre place dans la Biennale de la danse. Quels sont les rapports entre ce motif de l’Iliade et la danse ?
Je ne sais pas en quoi l’Iliade concerne strictement la danse, mais il me semble qu’il s’agit d’abord d’une histoire de corps. L’Iliade, avant la parenthèse de nuit dont je viens de parler, ce sont des corps en plein soleil qui s’agitent, se battent, se courent les uns après les autres, se désirent. Ce sont des rapports, des distances, des lignes. La guerre dure depuis si longtemps qu’elle en devient abstraite. C’est un ensemble de mouvements mécaniques, une machine vivante où le corps percé, tranché, démembré apparaît dans sa plus grande et triviale matérialité.

J’ai travaillé à extraire de l’ensemble du texte tous les passages qui décrivent l’action des armes sur les corps, en retirant les adjectifs, en calcinant les attributs qui fleurissent le récit. Reste un foisonnement de fragments lacunaires, à la violence objective et si crue qu’elle en devient presque insoutenable. Le résultat est dur, effrayant, mais conserve étrangement sa qualité de poème.

Je voudrais faire entendre cela, cette matière purifiée comme un grand bloc de lumière. Laurent Poitrenaux, avec sa précision de chirurgien, la déposera sur le corps de Thibault Lac. Puis, comme le contrepoids exact de ce qui compose la presque totalité de l’œuvre, l’instant minuscule et nocturne de la rencontre entre le vieillard et le très jeune homme, dans une succession d’actions silencieuses, un poème à l’insignifiance.

C’est dans ce rapport, dans cet échange complexe de gestes et de mots qu’apparaîtra peut-être quelque chose comme de la danse…

Il y a aussi une action de la scénographie sur le corps, puisque celle-ci sera très particulière. Comment est pensée cette scénographie ?
La grande question scénographique de l’Iliade est celle du paysage, et plus précisément celle de l’entre-deux, du non-lieu, de la zone. Tout se passe dans l’étendue qui sépare la ville retranchée de Troie et le camp des grecs sur le rivage. Il y a là une plaine sur laquelle ont lieu les combats, où coule un fleuve. C’est aussi une étendue jonchée de corps, dormants, affrontés, morts, aimants. Le travail sur l’espace portera sur les spectateurs en premier lieu, puisqu’il n’y aura pas de gradins et le public circulera librement dans l’étendue du hangar, dans lequel nous aurons répandu une grande quantité de gravats, de blocs de béton. Un espace minéral parlant de destruction, de vestiges, de disparition. Sans direction prédéfinie, sans centre repérable, le spectacle pourra venir de partout. Mais surtout il s’agira de faire sentir, dans cette banalité horizontale, la tension magnétique d’un espace inhabitable et hanté par la violence. Et de redonner, par une sorte de renversement de proportions, la mesure du miracle qui s’est produit, ce soir-là, entre Achille et Priam.


Laurent Poitrenaux / comédien
Laurent Poitrenaux est né à Vierzon en 1967. Il se forme à l’École Théâtre en Actes à Paris, dirigée par Lucien Marchal. Il a joué sous la direction de nombreux metteurs en scène dont Christian Schiaretti, Éric Vigner, Daniel Jeanneteau, Arthur Nauzyciel et François Berreur. Collaborateur régulier de Ludovic Lagarde, il a joué dans pratiquement tous ses spectacles depuis 1992, et notamment Un nid pour quoi faire et Un mage en été d’Olivier Cadiot créés pour le festival d’Avignon 2010, une trilogie Büchner présenté au Théâtre de la Ville et Lear is in Town de Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, créé au festival d’Avignon 2013. Il a récemment joué sous la direction de Marcial Di Fonzo Bo pour Une Femme de Philippe Minyana au Théâtre National de la Colline. Au cinéma, il a travaillé avec Claude Mouriéras, Sigried Alnoy, Christine Dory, Patrick Mille, Gilles Bourdos, Christian Vincent, Sophie Fillières et plus récemment avec Agnès Jaoui dans Au bout du conte (2013), Isabelle Czajka dans D’Amour et d’eau fraîche (2010) et La vie Domestique (2013), et Mathieu Amalric dans La Chambre bleue (2014).

Thibault Lac / danseur
Thibault Lac a étudié à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux, puis à P.A.R.T.S. à Bruxelles de 2006 à 2010. Parallèlement à ses études, il a dansé dans The Show Must Go On de Jérôme Bel (2009), et a assisté Tino Sehgal à l’occasion de son exposition au Musée Guggenheim (New York, 2010). Interprète dans Little Perceptions de Noé Soulier, A Dance For The Newest Age d’Eleanor Bauer et Zombie Aporia de Daniel Linehan, il a récemment dansé dans la pièce de Mathilde Monnier : Twin Paradox. Sur scène aux côtés de Trajal Harrel dans différents formats du projet 20 Looks or Paris is Burning at the Judson Church, ainsi que rédacteur en chef de la publication (20 Looks : XL), il a également joué en 2013 dans la pièce de Harrell pour le MoMA : Used, Abused and Hung out to Dry.

Gilbert Caillat / comédien
Professeur de Lettres dans la région lyonnaise, chargé d’éducation artistique à la DRAC Rhône-Alpes, membre du comité d’experts danse et théâtre de la DRAC et spectateur de théâtre de longue date, Gilbert Caillat a déjà joué aux Subsistances sous la direction de Karelle Prugnaud pour le spectacle Kawaï Hentaï, en 2010.

 

 

 

Trafic

visuel accueil Trafic

Après des répétions au Studio-Théâtre en février et mars, Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau ont créé en avril à la Maison de la Culture d’Amiens TRAFIC, premier texte du jeune auteur Yoann Thommerel. Le spectacle, présenté du 8 mai au 6 juin à la Colline – théâtre national à Paris, sera repris en janvier 2015 au Théâtre National de Toulouse.


création à la Maison de la Culture d’Amiens du 15 au 18 avril 2014

représentations à la Colline-théâtre national du 8 mai au 6 juin

reprise du 21 au 24 janvier 2015 au Théâtre National de Toulouse

REVUE DE PRESSE

TRAFIC

de Yoann Thommerel
éditions Les petits matins, 2013

mise en scène, scénographie et lumières Marie-Christine Soma & Daniel Jeanneteau
vidéo / animation Etienne Boguet et Julien Amigues
son Daniel Freitag
costumes Olga Karpinsky
Régie générale et vidéo Jean-Marc Hennaut
Assistant lumières Raphaël de Rosa
Régie son Jordan Allard
Stagiaire Lumières Félix Bataillou

avec Jean-Charles Clichet, Edith Proust, Pascal Rénéric, François Tizon et avec la participation de Lénaig Le Touze

production Maison de la Culture d’Amiens, Studio-Théâtre de Vitry
coproduction La Colline – théâtre national 
avec l’aide à la création du DICRÉAM, ministère de la culture et de la communication
ce projet a été soutenu par le réseau APAP-Performing Europe financé par la Commission Européenne-programme Culture
avec la participation artistique du Jeune Théâtre National


La pièce Midch et Fanch, Laurel et Hardy des années web 2.0, Vladimir et Estragon du 21ème siècle, héros de la débrouille à la Mark Twain, à la Kerouac, de toutes les époques finalement, voyageurs immobiles, en attente, dans un monde qui n’est que vitesse, transmission, circulation, échange de marchandises, d’informations, de savoirs, d’anecdotes sans importance… Ils nous touchent, nous les connaissons, nous les avons connus, héritiers des utopies passées, le grand départ, larguer les amarres, partir à l’aventure… Mais aujourd’hui paradoxalement quelque chose s’est inversé : de partout le monde vient à nous, nous savons tout à chaque seconde de ce qui se passe à l’autre bout de la planète, et en même temps le monde s’est rétréci, dans de nombreux points du globe il n’est plus possible de circuler librement… Et d’ailleurs ce lointain est-il si désirable ? Sinon pour échapper à la tristesse et à la pesanteur de ce que nous vivons ici… A leur manière Midch et Fanch tentent d’échapper à leur existence peu reluisante, de garder une part de rêve et donc de désir – c’est le plus difficile, non ? – Et changer de vie reste une entreprise toujours aussi compliquée dans notre époque surchargée du poids des responsabilités individuelles, des plaintes et des craintes qui se font écho à l’infini, – suis-je assez performant, au travail, avec mes enfants, avec mes amis, physiquement, moralement, sexuellement ? – mais également époque où ce n’est plus guère par plaisir, principe, idéologie ou philosophie, que l’on choisit de « faire la route » sans argent, sans sécurité… Et quand bien même, en aurions-nous l’énergie ? Dans ce marasme, Midch et Fanch, sortes de disciples involontaires de Diogène, essaient de se mouvoir, de penser, de garder l’espoir d’un chemin de traverse possible, de trouver l’énergie d’exister par eux-mêmes, d’être adultes… coincés entre leurs aînés de Mai 68, et les adolescents, tels la fille de Fanch, sans cesse en révolte sans bien savoir contre quoi ou qui… Yoann Thommerel avec beaucoup d’humour, et une grande tendresse pour ses semi-loosers non flamboyants, fragiles et inquiets, immatures pour toujours, nous met face au grand vide de la seule proposition qui nous a été assénée depuis 30 ans : fin de l’Histoire, fin de la politique. Plus de passé, pas d’avenir… Il le fait joyeusement, son écriture tente d’élaborer un théâtre hybride, qui ne se laisse jamais enfermer dans un effet de mode, ou des codes, toujours en train de déraper, de s’inventer, d’ouvrir des « dossiers » et « sous-dossiers » comme autant de portes qui donnent accès à de l’imaginaire, à du multiple, à de la contradiction. Que peut-on rêver de mieux au théâtre aujourd’hui que de proliférer dans tous les sens, avec vitalité ? C’est l’urgence.

Marie-Christine Soma – Février 2013

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« Une pièce de théâtre un peu queer… »

Mes personnages sont deux trentenaires un peu désœuvrés : Midch et Fanch (on les confond souvent, ce qui n’a qu’assez peu d’importance au fond). Ils traversent les saisons à l’arrière d’un camion toujours stationné devant le même garage. Un jour, il sera aménagé et Fanch vivra dedans, il étouffe ici. Une seule solution : PARTIR. Mais les entraves sont nombreuses et changer de vie s’avère plus compliqué que prévu. Alors, en attendant le nouveau départ, le vrai, les personnages – et le récit avec eux – s’autorisent quelques sorties de route, C’EST TOUJOURS ÇA DE PRIS. J’ai voulu avec ce texte explorer une forme littéraire imbriquant les genres, le théâtre et le roman principalement. Au découpage en scène, aux dialogues et aux didascalies propres à l’écriture dramatique s’ajoute une voix narrative sortie de nulle part. Cette dernière n’a a priori rien à faire dans une pièce de théâtre, elle appartient au roman. Trafic est une pièce de théâtre contaminée par du roman (à moins que ce ne soit l’inverse), par la poésie aussi.

Une pièce de théâtre un peu queer en somme.

Résolument engagé dans la voie de l’hybridation, d’un refus obstiné de se laisser enfermer dans les codes et contraintes des genres explorés, mon texte dérape sans cesse et invente une forme qui épouse l’instabilité des personnages, une instabilité à mon sens pleine de vitalité. Composant tant bien que mal avec leur libre arbitre et leurs contradictions, entre inquiétude paralysante et rêves d’action, Midch et Fanch mènent une vie aux relents post-punks et à la sexualité désinhibée, sans parvenir pour autant à se dédouaner complètement de leurs obligations sociales. Que Trafic soit aujourd’hui mis en scène m’excite beaucoup. Au cinéma, pour faire crisser et faire fumer les pneus d’un camion dans une scène de cascade, on les enduit de silicone. J’imagine qu’on peut faire à peu près la même chose sur un plateau. J’imagine aussi que ce n’est pas une mince affaire. Ce qu’il y a de bien dorénavant, c’est que ce n’est plus uniquement mon problème.

Yoann Thommerel – Mars 2013


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Un espace hybride

Le texte de Yoann Thommerel, strié de signes et de symboles, perturbé par l’ouverture intempestive de « dossiers » sur les protagonistes, leurs goûts, leurs drames cachés, nous a immédiatement conduit vers un questionnement nouveau concernant l’espace scénographique et les modalités de la représentation. Nos deux héros sont seuls, bien seuls, se raccrochant l’un à l’autre pour rester vifs, mais ils baignent dans un flux continu de savoirs, d’informations, de références, d’avatars – une mémoire gigantesque, immédiatement disponible, instantanée, sans échelle de valeurs… Sans oubli possible. Exister, au milieu de tout cela, devient une sorte de défi. Il s’agit donc d’inventer un espace hybride dans lequel les acteurs ne seront pas seuls à agir. Une partition d’images vivantes conçues par Etienne Boguet accompagnera le jeu et ouvrira simultanément les espaces du graphisme et de l’écrit, fusionnant la présence réelle des comédiens avec un monde d’animations, de textes typographiés, de vidéos ou d’icônes, d’équivalences visibles, en temps réel, de leur imaginaire agité… restituant la qualité visuelle de l’écriture de Yoann Thommerel aussi bien que l’ubiquité de sa pensée. On pourrait résumer la scénographie ainsi : une camionnette Trafic immobile et en voie d’aménagement, littéralement encastrée dans un écran LED géant qui occupera toute la largeur du plateau : un refuge intime, presque désuet, au cœur d’une matière mouvante, moderne, triviale. Nous faisons volontairement le choix d’un écran de type « stade », fait pour être vu de très loin, à la trame très large (l’écran devrait faire une dizaine de mètres de large sur une hauteur de quatre, avec un pitch de 25mm). Le recours à cette technologie de diffusion devrait littéralement pixelliser les corps des acteurs, et les intégrer dans des images animées intervenant directement dans le jeu, prenant, par moment, le premier plan de la représentation. Ce dispositif permettant d’ouvrir « concrètement » un espace supplémentaire sur le plateau, absorbant les corps réels et leur sensualité, leur organicité, dans le flux virtuel des images, jouant des formes et des mouvements très librement…

M-C. S. & D. J.


Yoann Thommerel. Né en 1979. Au lieu de se coucher tôt pour être le lendemain très performant dans son travail, sort, lit des livres et s’intéresse aux revues qui demeurent à ses yeux le foyer possible de réflexions et d’expérimentations partagées. Un temps membre du comité de rédaction de Fusées, il fonde en 2009 la revue Grumeaux (éd. NOUS), puis en 2011 une maison d’édition transgenre : grmx éditions (dernier titre paru : Retour à l’envoyeur, anthologie du poète et performer autrichien Ernst Jandl). Depuis quelques mois, se couche de plus en plus tard, pour écrire des pièces de théâtre hybrides. Il donne régulièrement des lectures publiques de son travail. TRAFIC (éd. Les Petits matins, 2013) est le premier volet d’une trilogie en cours d’écriture.

Marie-Christine Soma. Après avoir étudié la philosophie et les lettres classiques, puis été régisseur lumière au Théâtre National de Marseille – La Criée, où elle assiste Henri Alekan sur Question de géographie de John Berger, elle se consacre à partir de 1985 à la création lumière. En 1989, elle assiste Dominique Bruguière pour la création de Le Temps et la Chambre de Botho Strauss par Patrice Chéreau. Elle crée des lumières pour Marie Vayssière, François Rancillac, Alain Milianti, Jean-Paul Delore, Michel Cerda, Eric Vigner, Arthur Nauzyciel, Catherine Diverrès, Marie-Louise Bischoffberger, Jean-Claude Gallotta, Jacques Vincey, Frédéric Fisbach, Niels Arestrup, Eléonore Weber, Alain Ollivier, Laurent Gutmann, Daniel Larrieu, Jérôme Deschamps… En 2001 débute la collaboration artistique avec Daniel Jeanneteau : Iphigénie de Racine, La Sonate des spectres de Strindberg, Anéantis de Sarah Kane, Adam et Êve de Boulgakov. En 2008, elle signe avec Daniel Jeanneteau la mise en scène des Assassins de la Charbonnière d’après Labiche avec le Groupe 37 de l’École du TNS, puis de Feux, trois pièces courtes d’August Stramm, créé au festival d’Avignon, et en 2009 de Ciseaux, papier, caillou de Daniel Keene au Théâtre national de la Colline.  En 2010 elle adapte et met en scène Les Vagues de Virginia Woolf au Studio-Théâtre de Vitry, spectacle repris en 2011 au Théâtre National de la Colline où elle est artiste associée. En 2013 elle crée les lumières de la pièce d’Ibsen Les Revenants mise en scène par Thomas Ostermeier au Théâtre Vidy-Lausanne. De 2008 à 2012, elle dirige le Comité de lecture du Studio-Théâtre de Vitry.

Etienne Boguet. Né en 1981, diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs en qualité de créateur-concepteur en cinéma d’animation, post-diplômé en effets spéciaux numériques (All, Ensad). Il a conçu et réalisé les films Un message impérial (2007, 4 min, vidéo, 3D) ; sélections : Festival d’Annecy, les e.magiciens, One-reeler, Anifest (rép. tchèque) ; et Utoptique (2006, 5 min, dessin, volume animé, 3D) ; sélections : Anima (bruxelles), Animatou (genève), Anifest (rép. tchèque). Il travaille pour le cinéma (documentaire et fiction) et la télévision, pour lesquels il réalise animations et effets spéciaux. En 2013, il collabore également avec le metteur en scène de théâtre Jacques Vincey pour la vidéo du spectacle L’ombre d’après Andersen.

Daniel Freitag. Né en 1986 à Steinheim (Westphalie). Il a étudié la musicologie et les médias à Marburg et à Berlin, et réalisé plusieurs albums en tant qu’auteur-compositeur, producteur et musicien. Depuis 2008, il travaille comme musicien, compositeur et directeur musical dans divers théâtres. Tout d’abord au Théâtre du Land de Marburg, et depuis 2010 à la Schaubühne et au théâtre Maxim Gorki à Berlin, au Théâtre du Grütli à Genève et au Théâtre des Nations à Moscou. Il collabore régulièrement avec les metteurs en scènes Thomas Ostermeier, Ivo van Hove et Juliane Kann. Il a créé en outre la musique pour des ateliers de théâtre à la Biennale de Venise et pour le Festival international Neue Dramatik (F.I.N.D.) à la Schaubühne à Berlin. Réalisations récentes : Le Misanthrope de Molière (mise en scène Ivo van Hove, 2010) ; Un ennemi du peuple de Henrik Ibsen (mise en scène Thomas Ostermeier, 2012).

Olga Karpinsky crée des costumes pour le théâtre, l’opéra et le cinéma pour Frédéric Fisbach, Christophe Perton, avec lesquels elle collabore pendant de nombreuses années, mais également pour Georges Aperghis, Richard Dubelski, Sylvain Prunenec, Guillaume Delaveau, Blandine Savetier, Thierry Roisin, Jacques Vincey… Pour Daniel Jeanneteau & Marie-Christine Soma, elle crée les costumes d’Adam & Eve de Boulgakov, Into The Little Hill de Georges Benjamin, Feux d’August Stramm, Ciseaux, papier, caillou de Daniel Keene, et Bulbus d’Anja Hilling.

Jean-Charles Clichet. Après des études au cours Florent, il rentre à l’école du TNS en 2005, où il joue dans des spectacles de Michel Cerda, Rémi Barché, Benoît Lambert, Caroline Guiéla, Richard Brunel, Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma. Après l’école il joue dans des spectacles de Giorgio Barberio Corsetti (Gertrude – Le cri), Christophe Honoré (Angelo Tyran de Padoue et Nouveau Roman), Jean-Baptiste Sastre (Richard II), Vincent Macaigne (Au moins j’aurai lassé un beau cadavre). Avec Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma il a joué dans L’affaire de la rue de Lourcine d’Eugène Labiche et Les Vagues d’après Virginia Woolf. Au cinéma il a joué avec Christophe Honoré (Les Bien-aimés), Nicolas Mercier (Le grand départ), Jérôme Bonnell (Le temps de l’aventure), Marc Fitoussi (Folies Bergères).

Pascal Rénéric. Après des études au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris (1998-2001), il joue dans des spectacles de Cyril Teste (Electronic City, Reset), Vincent Macaigne (Friche 22.66, Idiot !, Au moins j’aurai laissé un beau cadavre), Georges Lavaudant (Hamlet [songe], Baudelaire, La Tempête), Véronique Bellegarde (Zoltan), Mikaël Serre (La mouette)… Au cinéma il a joué avec Sarah Léonor (Au voleur), Frédéric Forrestier (Les parrains), Yvan Attal (Ma femme est une actrice), Jérôme Lévy (Bon plan). Il a réalisé des courts-métrages (Madame 2001, Fausse Noce, Le crocodile blanc, Invisible, Born to die) et écrit Homo Haereticus pour le Footsbarn Travelling Theatre en 2006.

© Elisabeth Carecchio

LES AVEUGLES

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LES AVEUGLES de Maurice Maeterlinck, mis en scène par Daniel Jeanneteau en collaboration avec Jean-Louis Coulloc’h, poursuivront leur aventure au Théâtre des Quartiers d’Ivry en mars 2015. Ce projet, né de l’expérience des ateliers libres du Studio-Théâtre, réunit une équipe de comédiens amateurs et professionnels. Dans un paysage sonore conçu par Alain Mahé en collaboration avec l’Ircam, douze aveugles attendent le retour d’un prêtre qui les a menés jusque là. Mais ce prêtre est mort parmi eux. Il est absent d’être mort. Les aveugles sont perdus, ils ne le savent pas encore…


Création au Studio-Théâtre de Vitry du 23 janvier au 3 février 2014
au Centquatre à Paris du 8 au 16 février 2014
à la Scène Watteau à Nogent-sur-Seine les 14 et 15 mars 2014
au Théâtre Jean-Vilar à Vitry-sur-Seine les 11 et 12 avril 2014
au Théâtre de l’Archipel à Perpignan les 15 et 16 novembre 2014
au Théâtre des Quartiers d’Ivry du 26 mars au 5 avril 2015

Les Aveugles

de Maurice Maeterlinck

mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau
collaboration artistique Jean-Louis Coulloc’h
création musicale et sonore Alain Mahé (in memoriam Gérard Grisey)
koto basse Mieko Miyazaki / koto Alain Mahé
régie son Géraldine Foucault
stagiaire son Quentin Auvray
lumière Anne Vaglio
régisseur lumière Grégory Vanheulle
ingénierie sonore et informatique musicale Ircam Sylvain Cadars
assistant Jérémy Tourneur
régie générale Pierre-Damien Crosson
attachée de presse Claire Amchin

avec
Ina Anastazya, Solène Arbel, Stéphanie Béghain, Pierrick Blondelet, Jean-Louis Coulloc’h, Geneviève de Buzelet, Estelle Gapp, Charles Poitevin, Gaëtan Sataghen, Benoît Résillot, Azzedine Salhi, Anne-Marie Simons

REVUE DE PRESSE
ENTRETIEN AVEC CLÉMENT ROSSET (ART PRESS)
DOSSIER DIFFUSION

production Studio-Théâtre de Vitry, coproduction Ircam-Centre Pompidou, avec l’aide à la production d’Arcadi Île-de-France


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Une banalité trouée d’abîmes

« Que cette épouvantable aventure des humains qui arrivent, rient, bougent, puis soudain ne bougent plus, que cette catastrophe qui les attend ne nous rende pas tendres et pitoyables les uns pour les autres, cela est incroyable. »

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Paris, Gallimard, 1972.

Douze aveugles en pleine nature attendent le retour d’un prêtre qui les a guidé jusque là. Mais ce prêtre est mort parmi eux. Il est absent d’être mort. Le dénouement est donné d’emblée au spectateur voyant, à l’insu des protagonistes aveugles : ils sont perdus, ils ne le savent pas encore.
Dans ce poème visionnaire et très simple, presque immobile, la seule action réside dans la lente découverte, par un groupe disparate de personnes traversées par les mêmes sensations, de leur solitude dans un monde qu’ils ne comprennent pas, et de l’imminence de leur disparition.
Agissant comme un piège pour l’imagination, la pièce produit l’effet d’un attentat, d’un acte brut : d’un coup, la mise à nu d’une vérité ultime, obscène, et pas de réponse. Un geste contemporain, indéfiniment contemporain de tout vivant.
« Tu vas mourir. » C’est tout.
De quoi regarder ce qui nous entoure autrement, et reconsidérer le prix de chaque chose. De quoi, peut-être, repenser la communauté.
Le texte est un entrelacs complexe de motifs simples, une partition précise de silences et de mots, de répétitions, de cris confus et de respirations. Il ne raconte rien, mais il produit de l’espace, du froid, du temps, un monde de visions affectant les sens.
Il appelle une mise en œuvre chorale de la parole, avec une attention particulière aux questions du son, de la spatialité des voix, des tessitures. Plus qu’une scénographie, il exige la constitution d’un véritable paysage de la voix, à travers l’expérience d’une perception de l’espace qui ne passe plus exclusivement par le visible.
Il demande aussi de réunir une communauté d’humains, à la fois non différenciés et solitaires, sans nom mais solidement incarnés, sans visages mais tous singuliers. Pas des acteurs, mais des personnes, c’est pour cela que nous avons proposé à Jean-Louis Coulloc’h, Benoît Résillot et Solène Arbel de nous rejoindre ; c’est pour cela que nous avons proposé à certains des amateurs qui fréquentent les ateliers du Studio-Théâtre de nous rejoindre également.
Sur scène, les seuls moyens à la disposition des interprètes résideront dans leur capacité d’imagination : pratiquement aucun geste, aucun déplacement, aucune interprétation. Pas de mise en scène, pas de jeu d’acteur, mais une grande force psychique, un cerveau actif et à l’affût, tirant de chaque mot, de chaque silence et du rythme commun, la faculté de produire de la réalité.

Daniel Jeanneteau, octobre 2012.


Le chatoiement nerveux de l’incertitude
Note sur la scénographie

Dans ce drame sans action, l’écriture se consacre à la traduction en mots, selon chacun des protagonistes, de ce qu’il perçoit du monde. Métaphore et symbole, la cécité est aussi l’origine d’une sensibilité parallèle, inexplicable et angoissée, à ce qui prolifère et se meut sous la surface des apparences.

La cécité elle-même connaît des nuances : d’aveugle-né en aveugle qui a déjà vu, qui a oublié ou qui se souvient d’avoir vu, qui perçoit certaines lueurs ou demeure dans les ténèbres, Maeterlinck établit toute une géographie du non-voir…

L’image, le visible, l’aspect extérieur des choses, sont abolis. C’est alors qu’un monde sans aspect, tout d’intériorité, se déploie dans leurs paroles en visions qui ne relèvent plus du visible, irreprésentables, et qu’il s’agit néanmoins de rendre réelles.

L’espace requis par le texte ne peut rien représenter ; c’est-à-dire rien d’autre que ce qui est nécessaire à son fonctionnement symbolique et sensible. La scénographie échappe d’emblée aux questions habituelles de la forme et du style.

A travers « LES AVEUGLES », Maeterlinck met en question, et de façon radicale, l’utilisation habituelle de l’image au théâtre, et demande de reconsidérer la scénographie selon sa plus authentique vocation : guider le regard vers de nouveaux espace de la conscience ; intérioriser les enjeux profonds qui pèsent sur les personnages en tissant de subtiles correspondances entre les êtres et leur environnement ; susciter des espaces dont la force émotionnelle et la beauté ne préexistent pas à la représentation, inadéquats quant au réalisme, mais élaborés selon une économie de l’imaginaire qui tend à placer dans l’esprit du spectateur le lieu réel de l’apparition. C’est un travail d’accompagnement à travers lequel le visible s’attacherait à féconder l’écoute.

Nous faisons le choix de ne rien traiter de ce qui relèverait du visible : pas de costumes, pas de décor, pas de lumières. Le dispositif mêlera le public et les acteurs en un groupe indifférencié, assis sur des chaises dans l’espace vide, sans direction privilégiée. Les voix émaneront de cet ensemble humain sans avoir été préalablement désignées. Anonymes. Il s’agira d’évoquer une humanité ordinaire, sans histoire, sans identité. Le travail du son, élaboré par Alain Mahé en collaboration avec l’Ircam, aura pour tâche de susciter autour des corps immobiles le mouvement du monde, de la nature, l’infini travail des forces invisibles qui agissent sur les vies. Tout contribuera à produire les images du spectacle dans l’esprit du spectateur, qui les verra d’autant plus précisément qu’il fermera les yeux…

D. J.

Fortuites lueurs
« Longtemps encore, à moins qu’une découverte décisive de la science n’atteigne le secret de la nature, à moins qu’une révélation venue d’un autre monde, par exemple une communication avec une planète plus ancienne et plus savante que la nôtre, ne nous apprenne enfin l’origine et le but de la vie, longtemps encore, toujours peut-être, nous ne serons que de précaires et fortuites lueurs, abandonnées sans dessein appréciable à tous les souffles d’une nuit indifférente. A peindre cette faiblesse immense et inutile, on se rapproche le plus de la vérité dernière et radicale de notre être, et, si des personnages qu’on livre ainsi à ce néant hostile, on parvient à tirer quelques gestes de grâce et de tendresse, quelques paroles de douceur, d’espérance fragile, de pitié et d’amour, on a fait ce qu’on peut humainement faire quand on transporte l’existence aux confins de cette grande vérité immobile qui glace l’énergie et le désir de vivre. »

Maurice Maeterlinck, Préface au théâtre.

Mare tenebrarum
« Il y a dans notre âme une mer intérieure, une effrayante et véritable mare tenebrarum où sévissent les étranges tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable, et ce que nous parvenons à émettre en allume parfois quelque reflet d’étoile dans l’ébullition des vagues sombres.
Je me sens avant tout attiré par les gestes inconscients de l’être, qui passent leurs mains lumineuses à travers les créneaux de cette enceinte d’artifice où nous sommes enfermés.
Je voudrais étudier tout ce qui est informulé dans une existence, tout ce qui n’a pas d’expression dans la mort ou dans la vie, tout ce qui cherche une voix dans un cœur.
Je voudrais me pencher sur l’instinct, en son sens de lumière, sur les pressentiments, sur les facultés et les notions inexpliquées, négligées ou éteintes, sur les mobiles irraisonnés, sur les merveilles de la mort, sur les mystères du sommeil, où malgré la trop puissante influence des souvenirs diurnes, il nous est donné d’entrevoir, par moments, une lueur de l’être énigmatique, réel et primitif ; sur toutes les puissances inconnues de notre âme ; sur tous les moments où l’homme échappe à sa propre garde ; sur les secrets de l’enfance, si étrangement spiritualiste avec sa croyance au surnaturel, et si inquiétante avec ses rêves de terreur spontanée, comme si réellement nous venions d’une source d’épouvante… »

Maurice Maeterlinck, Confession d’un poète.

L’évangile de la perdition
Nous sommes perdus dans le cosmos. Ce cosmos formidable est lui-même voué à la perdition. Il est né, donc mortel. Il se disperse à vitesse folle, tandis que des astres se tamponnent, explosent, implosent. Notre soleil, qui succède à deux ou trois autres soleils défunts, se consumera. Tous les vivants sont jetés dans la vie sans l’avoir demandé, sont promis à la mort sans l’avoir désiré. Ils vivent entre néant et néant, le néant d’avant, le néant d’après, entourés de néant pendant. Ce ne sont pas seulement les individus qui sont perdus, mais, tôt ou tard, l’humanité, puis les ultimes traces de vie, plus tard la Terre. Le monde lui-même va vers sa mort, que ce soit par dispersion généralisée ou par retour implosif à l’origine… De la mort de ce monde un autre monde naîtra peut-être, mais le nôtre sera alors irrémédiablement mort. Notre monde est voué à la perdition. Nous sommes perdus.

Ce monde qui est le nôtre est très faible à la base, quasi inconsistant : il est né d’un accident, peut-être d’une désintégration de l’infini, à moins qu’on ne considère qu’il est issu du néant. De toute façon, la matière connue n’est qu’une infime partie de la réalité matérielle de l’univers, et la matière organisée n’est qu’une infime partie de cette infime partie. Ce sont les organisations entre entités matérielles, atomes, molécules, astres, êtres vivants, qui prennent consistance et réalité pour nos esprits ; ce sont les émergences qui surgissent de ces organisations, la vie, la conscience, la beauté, l’amour, qui, pour nous, ont de la valeur : mais ces émergences sont périssables, fugitives, comme la fleur qui s’épanouit, le rayonnement d’un visage, le temps d’un amour…

La vie, la conscience, l’amour, la vérité, la beauté sont éphémères. Ces émergences merveilleuses supposent des organisations d’organisations, des chances inouïes, et elles courent sans cesse des risques mortels. Pour nous, elles sont fondamentales, mais elles n’ont pas de fondement. Rien n’a de fondement absolu, tout procède en dernière ou première instance du sans-nom, du sans-forme. Tout naît dans la circonstance, et tout ce qui naît est promis à la mort.

Nous sommes dans l’aventure inconnue. L’insatisfaction qui relance l’itinérance ne saurait être assouvie par celle-ci. Nous devons assumer l’incertitude et l’inquiétude, nous devons assumer le dasein, le fait d’être là sans savoir pourquoi. Il y aura de plus en plus de sources d’angoisse, et il y aura besoin de plus en plus de participation, de ferveur, de fraternité qui seules savent non pas annihiler, mais refouler l’angoisse. L’amour est l’antidote, la riposte — non la réponse — à l’angoisse.

Edgard Morin, Terre-Patrie, Seuil, 1993.


Maurice Maeterlinck, écrivain belge d’expression française, est né à Gand le 29 août 1862 et mort à Nice le 5 mai 1949. Lauréat du Prix Nobel de littérature en 1911. Auteur emblématique du mouvement symboliste, il a profondément bouleversé l’écriture théâtrale de la fin du dix-neuvième siècle, en recentrant notamment les enjeux de la représentation sur les questions du psychisme et de la vie profonde, loin du naturalisme qui régnait sur les scènes de l’époque. Ses pièces courtes, toutes écrites avant 1900, et dont il disait qu’elles étaient destinées aux marionnettes, ont influencé, avec les théâtres d’Ibsen et de Strindberg, la plupart des grandes dramaturgies du vingtième siècle. Il est l’auteur de La Princesse Maleine, L’Intruse, Les Aveugles, Les Sept Princesses, Pelléas et Mélisande (adapté en opéra par Claude Debussy), Alladine et Palomides, Intérieur, La Mort de Tintagiles, Aglavaine et Sélysette, L’Oiseau Bleu

Daniel Jeanneteau. Après des études à Strasbourg aux Arts Décoratifs et à l’École du TNS, il rencontre le metteur en scène Claude Régy dont il conçoit les scénographies pendant une quinzaine d’années. Il travaille également avec de nombreux metteurs en scène et chorégraphes (Catherine Diverrès, Jean-Claude Gallotta, Alain Ollivier, Nicolas Leriche, Jean-Baptiste Sastre, Trisha Brown, Jean-François Sivadier, Pascal Rambert…) Depuis 2001, et parallèlement à son travail de scénographe, il se consacre à la création de ses propres spectacles, en collaboration avec Marie-Christine Soma. (Racine, Strindberg, Boulgakov, Sarah Kane, Martin Crimp, Labiche, Daniel Keene, Anja Hilling, Tennessee Williams). Daniel Jeanneteau dirige le Studio-Théâtre de Vitry depuis janvier 2008.

Jean-Louis Coulloc’h a joué au théâtre sous la direction de Jean-Claude Fall (Platonov d’Anton Tchekhov) ; Sylvie Jobert (le Charme et l’épouvante de Marcel Moreau) ; Thierry Bédard (Pathologie verbale) ;  Claude Régy (Jeanne d’Arc au bûcher de Paul Claudel et Arthur Honegger, Mélancholia de Jon Fosse) ; François Tanguy (Choral, La Bataille du Tagliamento, Orphéon) ; Pierre Meunier (Le Tas, Les Égarés) ; Madeleine Louarn (La Légende de Saint-Triphine) ; Nadia Vonderheyden (Médée de Sénèque) ; Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma (Feux d’après August Stramm) ; Laurent Fréchuret (Médée de Sénèque) ; Sophie Langevin (Hiver de Jon Fosse) ; Benoit Giros, May Bouhada, (1939 au jour le jour). À la radio : La marée fait flotter les villes de Kay Mortley et Alain Mahé, France Culture. Au cinéma, courts-métrages : Synopsis de Florent Trochel ; Le début de l’hiver d’Eric Guiradeau ; Bake a cake d’Aliocha Allard. Longs métrages : Lady Chatterley, de Pascale Ferran ; Circuit Carole, d’Emmanuelle Cuault ; Skylab, de Julie Delpy ; Je suis un vagabond, de Charlie Najman. Il a participé également en 2006 au projet collectif Ultimo Round qui l’a emmené jusqu’à Valparaiso au Chili.

Alain Mahé. Compositeur, improvisateur, Alain Mahé développe des musiques électro-acoustiques et électroniques. Il crée le groupe Bohème de chic et depuis joue ou compose avec Jean-François Pauvros, Carlos Zingaro, Carol Robinson, Kamal Hamadache, Thierry Madiot, Pascal Battus, Emmanuelle Tat, Patrick Molard, Keyvan Chemirani, Hélène Breshant, Bao Luo… Compose La marée fait flotter les villes – Paul Klee. Il réalise des pièces radiophoniques : Chien de feu, La marée fait flotter les villes, (pour un) Paso Doble (sonore) avec Kaye Mortley. Alain Mahé compose musiques et créations sonores pour le spectacle vivant. Il travaille avec les metteurs en scène Francois Tanguy et les chorégraphes Carlotta Ikeda, Ko Murobushi, François Verret, le peintre Miquel Barcelò et Josef Nadj sur Paso doble, Nan Goldin sur Sœurs saintes & Sybilles. Il collabore aux spectacles de Pierre Meunier depuis 1999 : Le Chant du ressort, Le Tas, Les Egarés, Sexamor et Du fond des gorges.

La Ménagerie de verre (Japon)

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L’invitation de Satoshi Miyagi et du Shizuoka Performing Arts Center (SPAC), Daniel Jeanneteau a séjourné au Japon de juillet à octobre 2011 pour y mettre en scène LA MENAGERIE DE VERRE de Tennessee Williams. Il y a retrouvé l’équipe qui l’avait accompagné pour la création de BLASTED de Sarah Kane en 2009.


au SPAC (Shizuoka Performing Arts Center), Japon
représentations du 18 octobre au 11 novembre 2011

La Ménagerie de verre

de Tennessee Williams
traduction Kazuko Matsuoka

mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau

avec
Kazunori Abe
Asuka Fuse
Haruyo Suzuki
Yuudai Makiyama

direction technique Atsushi Muramatsu
collaboratrice à la scénographie et constructrice Reiko Hikosaka
lumière Yuji Sawada
régie lumière Masayuki Higuchi, Ayaka Matsumura
régie son Yoshimasa Kojima
régie plateau Yosuke Sato, Aki Watanabe
costumes Yumiko Komai
assistante à la mise en scène Aki Yumoto
interprète Hiromi Yamada

production Kazato Saeki, Sakiko Nakano
assistante à la production Moemi Ishii

Production Shizuoka Performing Arts Center (SPAC), avec le soutien de Cultures France


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© D. Jeanneteau

« La pièce se passe dans la mémoire et n’est donc pas réaliste. La mémoire se permet beaucoup de licences poétiques. Elle omet certains détails ; d’autres sont exagérés, selon la valeur émotionnelle des souvenirs, car la mémoire a son siège essentiellement dans le cœur. »

Tennessee Williams

« La Ménagerie de verre » ouvre pour le metteur en scène et le scénographe un champ de liberté et de rêve peu courant. Rien n’y est réel, les figures sont des spectres, façonnées par la mémoire du narrateur, ses émotions, ses affects. Pas de cohérence obligée, pas de sens unifié. Un voyage dans une mémoire malade, entre l’angoisse et le rire.
Tennessee Williams lui-même encourage le metteur en scène à s’évader des contraintes du réalisme, et propose des configurations de jeu, des agencements de rapports traduisant les structures internes du psychisme bien plus que l’apparence extérieure des relations.
Il s’éloigne de l’imitation de la réalité pour inventer une dramaturgie du décalage, de la faille, de l’absence. Ses créatures sont affectées de troubles de la présence, les unes et les autres n’existent pas sur les mêmes plans de réalité, selon les mêmes modes d’apparition ni les mêmes densités physiques…
Chez Tennessee Williams, il n’y a pas de gravitation universelle. Chaque entité pèse d’un poids singulier, selon un système de masse inventé pour lui seul. Les pièces de Williams sont des agencements de solitudes. Les échanges sont improbables, les sentiments fusent hors des êtres et s’abattent comme des pluies, par l’effet d’une inconséquence fondamentale, originelle.
Ils sont perdus, et leur principale modalité d’occupation de l’espace est l’errance. Amanda erre dans sa maison, dans la ville, entre son fils et sa fille. Sa volonté, implacable, s’applique à effacer tout obstacle qui pourrait s’opposer à cette errance : que son fils s’incline, s’absente de lui-même, serve le quotidien et l’absolve de tout poids matériel ; que sa fille se taise, taise sa féminité, s’absente en spectatrice perpétuelle du théâtre obsessionnel de sa mère ; que Jim se prète à représenter en effigie le corps désirant de l’homme perdu et toujours désiré, qu’il se tienne en leurre et n’intervienne pas, n’existe, littéralement, pas. Elle est seule, elle erre enfermée dans un système clos.
« La Ménagerie de verre » exige la mise en place par le jeu d’une sorte de graduation de la présence, de perspective dans la densité, conférant à chaque être une pesanteur, un rythme, une opalescence variable. Chaque comédien doit jouer seul, en soi, mais avec les autres. Comme dans un système planétaire, beaucoup de vide sépare chaque corps. Beaucoup d’énergie circule entre ces corps.
La scénographie est un volume translucide qui expose et enclos ces corps dans une matrice impalpable. Posés sur un socle duveteux et pâle, Amanda, Laura, Tom et Jim circulent et se heurtent, s’évitent, s’ignorent, se cherchent. C’est par Tom que nous pénétrons cette matrice, il se tient au seuil et vacille, hésite, entre son aspiration au monde et l’appel angoissant de ses remords. La pièce contient une succession d’espaces mentaux encastrés les uns dans les autres. Tom se souvient et revit, dans une confusion totale du présent et du passé, le piège affectif qu’ont représenté pour lui sa mère et sa sœur. Amanda, dans un déni perpétuel du présent, revit à l’infini son passé idéalisé de jeune fille. Laura se réfugie dans un monde inventé par elle, sans référence à l’extérieur, où tout est fragile, transparent, lumineux et froid. Jim est prisonnier du rêve social majoritaire, il a subi le dressage idéologique et s’apprète à faire de son mieux pour ne pas en sortir.
Tout cela est en mouvement, selon une cosmologie complexe, régie par les sentiments, les peurs, les désirs… Plus qu’une histoire, « La Ménagerie de verre » est un paysage, un ensemble de distances séparant des blocs d’affectivité, traversé par des lumières, des obscurités, des vents et des pluies. La temporalité y est multiple, combinée en strates, en cycles, en réseaux…

Je retrouve avec plaisir l’équipe japonaise qui m’avait accompagné en 2009 pour la création de « Blasted » de Sarah Kane (que j’avais déjà mis en scène en France en 2005 dans une tout autre configuration).
Travailler Tennessee Williams avec des comédiens japonais déplace forcément les idées qu’on peut se faire de cet auteur. Faire du théâtre au Japon c’est faire du théâtre avec des corps japonais, c’est-à-dire une culture, une histoire, une tout autre humanité. Dans l’intimité des répétitions, c’est tout une civilisation qu’il me semble explorer, dans l’infini détaillement des différences. Entre ce que j’imagine et ce qu’ils me proposent, le décalage est permanent, parfois infime, parfois si grand qu’il en devient comique. Jour après jour il m’a fallut frayer un chemin dans l’opacité de nos différences, et ne pas chercher à les conquérir, à les déformer, à les gagner à la sensibilité occidentale. C’est leur différence que j’aime, et cette expérience irremplaçable de diriger à l’aveugle, dans une langue que je ne comprends pas, débarrassé du fardeau de sens qui accompagne toute lecture dans mon propre champ culturel. J’en suis ramené à l’humain seul, et parfois, dans l’intuition de l’instant et la pauvreté de mes moyens, il me semble toucher avec eux quelque chose d’inouï : notre incompatibilité linguistique dégage un espace de vision où les mots, redevenus pures manifestations du souffle, éclosent simplement et dansent devant nous aussi concrètement que des gestes.

Daniel Jeanneteau, Shizuoka le 30 août 2011

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maquette de la scénographie © D. Jeanneteau


photos de répétitions © D. Jeanneteau


Le Shizuoka Performing Arts Centre (SPAC)

Le SPAC est un centre de création théâtrale unique au Japon, et à bien des titres, unique au monde. Il a été créé en 1995 par la volonté du gouvernement local de la préfecture de Shizuoka. Il est l’un des premiers établissements du pays entièrement consacré aux arts du spectacle à bénéficier d’un financement public. Il dispose d’une troupe permanente, de personnels techniques et administratifs qualifiés, et occupe des locaux et des équipements qui lui sont entièrement dévolus. A l’image des centres dramatiques nationaux français, sa mission est la production et la création, mais aussi l’accueil d’artistes étrangers (aussi bien en tournée qu’en résidence de création), ainsi que la promotion des arts de la scène auprès d’un public extrêmement diversifié.

Le SPAC est dirigé depuis 2007 par le metteur en scène Satoshi Miyagi, prenant alors la relève de Tadashi Suzuki, fondateur de l’institution. Depuis quelques années, Satoshi Miyagi a établi une intense relation d’amitié et d’échange avec le monde théâtral français. En 2009, Daniel Jeanneteau a été l’un des premiers metteurs en scènes étranger sà y être invité pour une création. Il s’agissait de la mise en scène de « Blasted » de Sarah Kane. Pascal Rambert, Olivier Py, Omar Porras, Claude Régy, Jean Lambert-Wild, Frédéric Fisbach, Peter Brook… y sont venus présenter ou créer leurs spectacles.

Les installations du SPAC sont divisées en deux parties distinctes :
– le parc des arts de la scène (Butai Geijutsu Koen), dans la proche périphérie de Shizuoka, sur le mont Nihondaira. C’est un ensemble d’équipements offrant les meilleures conditions de création et de résidence : un théâtre en plein air de 400 places, un théâtre ellipsoïde de 100 places, une salle modulable d’une centaine de places, des salles de répétition, des logements, une cantine-cafétéria etc., le tout dans une architecture en bois d’Arata Isozaki, en pleine nature, parmi des plantations de thé.
– un théâtre de 350 places en ville, doté de tout l’équipement nécessaire (bureaux, atelier, cage de scène et cintres…) à l’intérieur du centre de congrès (Granship) construit lui aussi par Arata Isozaki.

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Bulbus

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Bulbus a été lu par le Comité des Lecteurs du Studio en 2009, et a été retenu comme l’un des textes les plus marquants de l’année. Anja Hilling, née en 1975, propose dans chacune de ses pièces une forme aventureuse de théâtre, inventive et bousculant les conceptions habituelles de l’écriture. Chaque texte explore d’autres possibilités de représentation, associant, dans une vision profondément poétique, des dialogues très crus et proches de la réalité à des pages relevant de l’écriture romanesque.


en répétitions au Studio-Théâtre à partir du 22 novembre 2010
création au Théâtre National de la Colline le 19 janvier 2011, représentations jusqu’au 12 février
représentations au CDN des Alpes – Grenoble du 22 au 25 février 2011
tournée France en 2012

Bulbus

d’Anja Hilling
traduction Henri Christophe
(avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, 2007)

mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau
Collaboration artistique et lumière Marie-Christine Soma
création sonore Alexandre Meyer
costumes Olga Karpinsky
régie générale Pierre Staigre
conseiller pour la chorégraphie Éric Martin
assistante à la mise en scène Miriam Schulte

avec
Eve-Chems de Brouwer
Dominique Frot
Johan Leysen
Serge Maggiani
Julien Polet
Marlène Saldana

Production Studio-Théâtre de Vitry, Maison de la Culture d’Amiens.
Coproduction La Colline – Théâtre National, Centre Dramatique des Alpes – Grenoble.

Le texte est publié aux éditions Théâtrales/Cultures France, Coll. « Traits d’union » (2008).

Entretien avec Daniel Jeanneteau


Bulbus – Extrait 1 par M-Benranou


Bulbus – Extrait 2 par M-Benranou


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« Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver. »

Borges, Les ruines circulaires, Fictions ; Coll. Folio/Gallimard

« Les habitants de Bulbus ne manifestent apparemment pas de signes particuliers.
Le ton de leurs conversations est rude et pourtant affectueux, leurs querelles sont sans importance, leur curiosité limitée.
Je les définirais comme des gens simples. Toute leur énergie tend vers l’accomplissement de leurs tâches quotidiennes. Ils s’occupent de leurs affaires, des poules, ils préservent l’ordre dans le village.
Chaque jour semble pareil à l’autre.
Leur visage est légèrement rougi, leur peau semble robuste, résistant au froid.
J’ai du mal à évaluer leur âge, j’imagine que ça ne compte pas. Ils n’ont pas l’air malheureux.
Le soir venu, ils se révèlent conviviaux. Ils se rencontrent pour discuter et faire des parties de curling.
Vu d’en dessous, le glissement des palets sur la glace rappelle le mouvement de la pupille sur la rétine. Je vais approfondir cette observation. »

Bulbus, Anja Hilling

Nus dans le givre, deux jeunes gens se laissent lentement prendre par les glaces. Autour d’eux des humains jouent au curling et vivent comme si le froid ne les concernait pas. Au fond des montagnes dans le creux d’un village perdu.
Bulbus est un conte aux accents d’enquête policière. Une fable mêlant la trivialité du réel au mystère du songe dans un contexte crûment contemporain. Que reste-t-il en nous du passé de nos parents, d’un moment d’histoire, d’un état du monde, quand nous-mêmes n’en savons rien ? Dans un monde d’apparence simple, le poids d’une mémoire gelée vient affleurer dans les gestes les plus quotidiens d’un groupe d’humains prisonniers de leur passé, empêchant la génération suivante de lui succéder, la piégeant dans son désir d’immobilité, de calme, d’oubli…

Daniel Jeanneteau


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ANJA HILLING

Née en 1975 en Allemagne, elle a suivi des études d’écriture dramatique à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin entre 2002 et 2006. Durant cette période, elle écrit sa première pièce, Étoiles, invitée au festival Berliner Theatertreffen en 2003, et primée par le Prix des jeunes auteurs dramatiques. La pièce a été créée en janvier 2006 au théâtre de Bielefeld, ainsi qu’au Edingburgh Fringe Festival.
Depuis, Anja Hilling est devenue une des dramaturges les plus connues en Allemagne. Elle reçoit également un accueil très favorable au niveau international, comme le montre sa résidence au Royal Court Theater de Londres en 2003.
Elle a depuis écrit huit autres pièces, toutes créées à ce jour : Mon jeune cœur si jeune si fou (2004), Mousson (2005), Protection et Bulbus (2005 – année où elle est élue meilleure jeune dramaturge par la revue theater heute), Ange (2006), Sens (mise en scène en 2007 par Jean-Claude Berutti à la Comédie Saint-Etienne, en coproduction avec le Thaliatheater de Hambourg), Animal noir tristesse (2007) et Nostalgie 2175 (2008).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Vagues

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Marie-Christine Soma, Artiste associée au Studio-Théâtre et responsable du Comité des Lecteurs, présentera du 8 au 19 octobre 2010 au Studio-Théâtre son adaptation théâtrale du roman de Virginia Woolf LES VAGUES. Des premières années de la vie à la vieillesse, six personnes poursuivent un incessant dialogue intérieur, mêlant pensées, sensations, élans et solitude…


Création au Studio-Théâtre du 8 au 19 octobre 2010 
Reprise au théâtre National de la Colline du 14 septembre au 15 octobre 2011

Les Vagues

d’après le roman de Virginia Woolf
traduction Marguerite Yourcenar

adaptation et mise en scène Marie-Christine Soma
scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
lumière Anne Vaglio
vidéo Raymonde Couvreu
costumes Sabine Siegwalt
musique Alexandre Meyer
assistante à la mise en scène Marie Brillant

avec
Anne Baudoux
Valentine Carette
Frédérique Duchêne
Marion Barché
Jany Gastaldi
Laure Gunther

et
Jean-Damien Barbin
François Clavier
Jean-Charles Clichet
Jean-Paul Delore
Antoine Kahan
Alexandre Pallu

Production Studio-Théâtre de Vitry
Avec la participation du Jeune Théâtre National


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© Laura Letinsky

« J’ai une sorte d’ubiquité et d’éternité de principe, je me sens voué à un flux de vie inépuisable dont je ne puis penser ni le commencement ni la fin, puisque c’est encore moi vivant qui les pense, et qu’ainsi ma vie se précède et se survit toujours. »

LES VAGUES déploient les soliloques intérieurs de six personnages, ou plutôt de six figures : Rhoda, Jinny, Suzanne, Neville, Bernard et Louis de la petite enfance à la vieillesse ; ces soliloques se présentent sous forme de répliques, de dialogues intériorisés, une sorte de théâtre silencieux et pourtant peuplé de mots. «Cela » parle, de conscience à conscience, dans une sorte d’adresse muette. L’écriture de Woolf est une écriture de la sensation, des affects, des perceptions, qui rend compte de la simultanéité et de la conjonction de tout ce qui nous traverse à chaque instant, ce qui entre dans notre champ de vision, atteint notre oreille, nous fait frissonner : de la pensée la plus haute et la plus abstraite à la remarque la plus triviale, la plus banale. Tout ce qui fait que nous ne sommes jamais « un », précis, défini, déterminé, dans le moment présent, mais ouvert, multiple, paradoxal, contradictoire et toujours en deçà ou au-delà de ce moment.

De l’enfant, de l’adolescent que nous avons été, nous gardons, bien plus que des souvenirs, la trace indélébile, une forme inscrite pour toujours, un creuset dans lequel les milliers de jours passés viennent se couler, se teintant différemment, mais nous pensons toujours avec et par cette partie de nous qui tout à la fois a existé, n’existe plus et demeure. De cela Virginia Woolf a parlé mieux que quiconque. L’expérience, les évènements, les accidents, l’apparence qui se modifie, tout cela n’est rien. Au fond il y a cette cire fragile et blanche, prête à couler dans toutes les directions possibles, qui nous constitue ontologiquement, essentiellement.

D’une certaine façon, c’est le temps qui est le sujet des Vagues, comment saisir ce flux, cette catégorie de pensée, ce champ sur lequel les figures se développent, s’entrechoquent au gré de la contingence de leurs existences.

C’est pourquoi, dès le début, cette adaptation a été conçue en pensant que deux acteurs de génération différente prendraient successivement en charge chaque figure créée par Virginia Woolf. Ils seront donc douze comédiens sur scène. La communauté qu’ils forment constitue l’utopie essentielle de cette aventure, et je les en remercie.

Marie-Christine Soma


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© M.-C. Soma

Marie-Christine Soma est née à Marseille en 1958.
Elle a obtenu une licence de Lettres classiques et une maîtrise de Philosophie.

Éclairagiste depuis 1985, après avoir été régisseur lumière au Théâtre de la Criée à Marseille puis assistante d’Henri Alekan sur Question de géographie dans la mise en scène de Marcel Maréchal, ainsi qu’assistante de Dominique Bruguière pour le Temps et la chambre de Botho Strauss, mise en scène de Patrice Chéreau.

Entre Théâtre et Danse, elle crée les lumières des spectacles de Geneviève Sorin, Alain Fourneau, du groupe Ilotopie, puis à partir de 1990 de ceux de Marie Vayssière, François Rancillac, Alain Milianti, Jean-Paul Delore, Jérôme Deschamps, Éric Lacascade, Michel Cerda et plus récemment d’Éric Vigner, Arthur Nauzyciel, Catherine Diverrès, Marie-Louise Bischofberger, Jean-Claude Gallotta, Jacques Vincey , Frédéric Fisbach, Éléonore Weber, Laurent Gutmann…

En 2001 débute la collaboration avec Daniel Jeanneteau, avec Iphigénie de Jean Racine au CDDB Théâtre de Lorient. Elle se poursuit en 2003 avec La Sonate des spectres d’August Strindberg dans le même théâtre, puis en 2005 avec Anéantis de Sarah Kane au Théâtre National de Strasbourg. Elle participe en 2006 à la création de l’opéra de George Benjamin Into the Little Hill dans le cadre du festival d’Automne à l’Opéra Bastille, et en 2007 à la création d’Adam et Ève de Mikhaïl Boulgakov à l’Espace Malraux de Chambéry.

Elle cosigne avec Daniel Jeanneteau la mise en scène des Assassins de la charbonnière d’après Kafka et Labiche à l’école du TNS en 2008, celle de Feux (trois pièces courtes) d’August Stramm au Festival d’Avignon 2008, puis celle de Ciseaux, papier, caillou de Daniel Keene en 2010.

Parallèlement au travail de lumière scénique, elle conçoit les éclairages pour deux expositions‑spectacle à la Grande Halle de la Villette, Fêtes foraines en 1995 et le Jardin planétaire en 1999 ainsi que ceux de l’installation de la photographe Nan Goldin dans la Chapelle de la Salpêtrière lors du festival d’Automne 2004.

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© M.-C. Soma

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ciseaux, papier, caillou

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CISEAUX, PAPIER, CAILLOU est l’un des premiers textes abordés par le Comité des Lecteurs du Studio-Théâtre. Il est apparu à tous comme l’un des plus intéressants, tant par la profondeur de son propos que par la qualité poétique de son écriture. Il s’est imposé à nous comme notre prochain projet de mise en scène.


Répétitions au Studio-Théâtre en mars 2010
création à la Maison de la Culture d’Amiens le 20 avril 2010
représentations au Théâtre National de la Colline du 5 mai au 5 juin 2010

Tournée :
Théâtre National de Toulouse du 4 au 10 novembre 2010
Comédie de Reims du 17 au 20 novembre 2010
Maison de la Culture de Bourges les 30 novembre et 1er décembre
Théâtre National de Strasbourg du 14 au 22 janvier 2011
Le Carreau à Forbach les 27 et 28 janvier 2011
Théâtre de la Réunion les 30, 31 mars et 1er avril.

ciseaux, papier, caillou

de Daniel Keene

Traduction Séverine Magois, Éditions Théâtrales
Mise en scène, scénographie et lumière Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau
Costumes Olga Karpinski
Son Isabelle Surel

avec Carlo Brandt, Marie-Paule Laval, Camille Pélicier-Brouet, Philippe Smith

Production : Studio-Théâtre de Vitry, Maison de la Culture d’Amiens, Théâtre National de la Colline, Comédie de Reims, Maison de la Culture de Bourges.
Production déléguée : Maison de la Culture d’Amiens


« ciseaux, papier, caillou » (Extrait) par M-Benranou

Daniel Keene a choisi d’écrire des pièces courtes, aux dialogues raréfiés, dont les mots souvent restent coincés dans la gorge des protagonistes, nous laissant suspendus à leurs silences. C’est par ce silence, fait de pudeur et de manque que nous devons les approcher. « Au mieux, les mots peuvent suggérer la réalité d’une expérience, dit Daniel Keene, mais ils ne peuvent jamais la contenir ; ils sont, si vous voulez, l’ombre de l’expérience. Nous pourrions peut-être les appeler les résidus de l’expérience : ils sont tout ce qui reste, ils sont les cendres que nous tamisons, cherchant à découvrir l’énergie du feu qui les a créées»

Avec les moyens de l’ellipse, de la pause, du regard, de la respiration, Keene explore ce qui circule entre les êtres et ne trouve qu’incomplètement son chemin par les mots. Le corps entier est convoqué pour exprimer ce qui relève de l’informulé, proposant ce qu’on pourrait appeler une poétique de la présence.

Aucun discours dans ce théâtre, aucune théorie, mais des agencements, des rapports, saisis, entrevus, qui laissent sourdre avec une très grande justesse tout le désarroi dans lequel l’être humain – qui n’est pas un héros – peut se trouver, une fois privé des quelques repères que l’histoire et la société ont bien voulu lui concéder. Le texte de Keene ne dit pas, il agit. Au détour d’une phrase, d’un silence, d’un geste, les êtres de Keene nous bouleversent comme par inadvertance.

« Il devrait être possible d’écrire des pièces qui intensifient l’expérience en refusant d’inclure quoi que ce soit de superflu. » Dans ses pièces courtes Daniel Keene réalise ce paradoxe. Grâce à l’extrême précision de son écriture, à son économie rigoureuse, il matérialise des figures contemporaines d’une densité incroyable, leur conférant une dignité à la hauteur des grands personnages tragiques.

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Pré-maquette de la scénographie © DJ

CISEAUX, PAPIER, CAILLOU est l’une de ces pièces courtes qui prennent la forme du poème dramatique. Le réel y est abordé de plein fouet et pourtant rien n’y est ordinaire. Kevin, le tailleur de pierre au chômage, sa femme, sa fille, son ami et un chien ont les visages à la fois familiers et énigmatiques des statues aux porches des cathédrales. En-deçà et au-delà de la réalité que nous croyions connaître, Keene ouvre ces figures dessinées comme des bas-reliefs aux traits simples et les déploie sur un fond d’universelle obscurité.
Un homme a perdu son emploi. Tailleur de pierre, il a passé sa vie à la tâche simple et brute d’équarrir des blocs. Par son effort physique il donnait forme à de la matière et prenait ainsi part à l’effort général de vivre. Privé de ce qui donnait sens à son existence même, il vacille entre sa propre disparition et le sentiment d’appartenir à une humanité qui l’abandonne. Le tailleur de pierre aime sa famille, s’est donné entièrement à son travail, sans réserve, sans méfiance. Le vide creusé en lui par la privation de toute implication concrète, la trahison que représente la rupture du contrat social qui le liait au monde dans un rapport de double dépendance, ouvrent en lui un espace nouveau d’interrogation et de trouble. C’est cette interrogation qui constitue l’espace même du théâtre de Keene, baignant tous les échanges dans une sorte d’étonnement douloureux et lucide, dénudant les âmes et les laissant paraître dans leur pauvreté radicale.

Mais la pièce de Daniel Keene, loin de tout misérabilisme, nous fait aussi percevoir comment l’être humain, lorsqu’il est dépouillé de tout, lorsqu’il a les mains vides, sous un ciel tout aussi vide, se débat pour rester vertical, et d’une certaine manière fait acte de création, en se créant lui-même.

Passant de l’univers d’August Stramm à celui de Daniel Keene, du début du XXe siècle au début du XXIe, d’un langage qui par sa déconstruction tentait de saisir le tréfonds des pulsions humaines exacerbées à une langue plus linéaire, trouée de silences d’une densité minérale, qui saisit la tragédie du quotidien, nous nous aventurons sur un territoire nouveau, chaque projet nous obligeant à aller voir « ailleurs ». Dans ciseaux, papier, caillou, cet ailleurs est plus près de nous dans le temps, plus éloigné dans l’espace – Daniel Keene est australien –, et c’est aussi de cette terre-là qu’il parle.

Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau


L’origine de CISEAUX, PAPIER, CAILLOU par Daniel Keene

L’origine de la pièce est très simple ; elle m’a été inspirée par l’expression que j’ai vue sur le visage d’un homme. Cet homme, je l’avais croisé à plusieurs reprises. Ses deux petits enfants, un garçon et une fille, fréquentaient la même école que le plus jeune de mes fils.
J’attendais devant la grille de l’école pour récupérer mon fils à la fin de la journée. Cet homme, appelons-le K., attendait lui aussi. Il avait dans les quarante-cinq ans et portait une salopette grise. Il boitait légèrement. Nous nous sommes salués d’un signe de tête. Quand ses deux petits enfants ont franchi la grille en courant, il s’est penché et a pris la petite fille dans ses bras. Son fils s’agrippait à sa jambe. Tous les deux parlaient en même temps, racontant leur jour d’école à leur père. Il y avait beaucoup d’autres parents qui se pressaient autour de la grille. Deux femmes non loin parlaient justement de K. Elles avaient appris qu’il avait perdu son travail récemment. Les enfants continuaient de franchir la grille, s’agglutinant autour des adultes, riant, criant, courant, heureux que leur jour d’école ait pris fin. Quelqu’un derrière moi a lancé le nom de K. Il s’est retourné et j’ai vu sur son visage une expression difficile à décrire. Son visage paraissait terriblement nu, terriblement ouvert ; rien n’y était dissimulé. Son expression était celle d’un homme à la fois innocent et vaincu, plein d’espoir et pourtant perdu. C’était l’expression d’un jeune garçon, mais pleine d’une espèce de lassitude et de résignation. Il se tenait là, au milieu d’un océan d’enfants, à côté des deux qu’il aimait, mais pour moi c’était comme si la plus infime rafale de vent pouvait l’emporter, qu’une averse suffirait à le dissoudre. Il avait l’air d’un homme aussi fragile que du papier.

Son visage ensuite ne m’a plus quitté, pendant des semaines. J’ai même rêvé de lui. Dans mon rêve, il était seul, marchant quelque part, dans un lieu que je ne reconnaissais pas, vêtu de sa salopette grise, boitant légèrement. Je ne savais pas où il allait. Mais je me sentais obligé de le suivre.

Mon plus vif désir quand j’ai commencé à écrire ciseaux, papier, caillou, c’était de créer un personnage dont on puisse dire que c’est « un homme bien », quelqu’un dont la famille comptait plus que tout, qui était fier de pouvoir prendre soin d’elle. Quand un tel homme perd son travail, il perd beaucoup plus que ça. Il perd le sens de ce qu’il vaut, il perd la réalité qui le définit. Il doit essayer de se recréer. Comment peut-il faire ça ? De quels outils dispose-t-il ? Il doit s’atteler à la tâche les mains vides. Il doit créer quelque chose à partir de rien, c’est du moins ce qu’il doit ressentir.

Je voulais que le tailleur de pierre de ciseaux, papier, caillou ressemble à K., mais pas littéralement ; je voulais que le tailleur de pierre soit aussi nu et fragile, aussi innocent, aussi perdu. Je voulais créer quelque chose qui donne un sens à cette expression que j’avais vue si fugitivement sur le visage de K., une expression qui me semblait raconter l’histoire de sa vie.

(extrait d’un entretien réalisé à l’occasion de la création,
en portugais, de ciseaux, papier, caillou
au Teatro Municipal de Almada de Lisbonne, en avril 2007)

Traduction Séverine Magois


Daniel Keene

Daniel Keene est né en 1955 à Melbourne (Australie), il écrit pour le théâtre, le cinéma et la radio depuis 1979, après avoir été brièvement comédien puis metteur en scène. Cofondateur et rédacteur de la revue Masthead (arts, culture et politique), il a également traduit l’œuvre poétique de Giuseppe Ungaretti.

De 1997 à 2002, Daniel Keene a travaillé en étroite collaboration avec le metteur en scène Ariette Taylor. Ensemble ils ont fondé le Keene/Taylor Theatre Project qui a créé trois de ses pièces longues et une trentaine de ses pièces courtes (dont six ont été reprises au Festival de Sydney 2000).

Il a par ailleurs noué une fidèle relation de travail avec le réalisateur australien Alkinos Tsilimidos qui a porté à l’écran Silent Partner (2000), Tom White (scénario original – Festival International du Film de Melbourne, 2004) et Low (sous le titre EM 4 Jay, 2006).

Ses pièces ont été jouées en Australie, mais aussi à New York, Pékin, Berlin, Tokyo, Lisbonne… Certaines d’entre elles ont été distinguées par de prestigieux prix dramatiques et littéraires.

Après une assez longue traversée du désert dans son propre pays, The Serpent’s Teeth a été créée par la Sydney Theatre Company, au prestigieux Opera House, en avril-mai 2008.

Depuis 1999, nombre de ses pièces ont été créées en France, en particulier : Silence complice (Théâtre National de Toulouse, octobre 1999 / Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, mars 2000, mise en scène Jacques Nichet) ; La pluie (Théâtre de La Commune, avril 2001, manipulation et jeu Alexandre Haslé) ; Terminus (Théâtre national de Toulouse, mars 2002 / Théâtre de la Ville-Les Abbesses, mai 2002, mise en scène Laurent Laffargue) ; La Marche de l’architecte (Festival d’Avignon 2002, Cloître des Célestins, mise en scène Renaud Cojo) ; Moitié-moitié (L’Hippodrome, scène nationale de Douai, janvier 2003, mise en scène Laurent Hatat) ; Ce qui demeure (7 pièces courtes) (Maison des métallos, Paris, septembre 2004, mise en scène Maurice Bénichou) ; Avis aux intéressés (Théâtre de la Commune, septembre 2004, mise en scène Didier Bezace) ; Puisque tu es des miens (Théâtre de l’Opprimé, Paris, novembre 2004, mise en scène Carole Thibaut)…
Il écrit régulièrement des textes à la demande de compagnies et de metteurs en scène français : les paroles ; la terre, leur demeure ; Cinq Hommes ; Le Veilleur de nuit…

En juin 2009, L’Apprenti, son premier texte Jeune public, se voit décerner le prix « Théâtre en pages », mis en place par le Théâtre National de Toulouse et le Conseil Général de la Haute-Garonne.

Silence complice, Terminus, avis aux intéressés, le récit et Quelque part au milieu de la nuit ont également été diffusés sur France Culture.
Son œuvre, publiée pour l’essentiel aux éditions Théâtrales, est traduite et représentée en France et sur l’ensemble des territoires francophones par Séverine Magois.

Réponse de Daniel Keene au spectacle de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau.

 

 

 

 

 

 

 

Blasted (Japon)

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13 juin à 16h, 14 juin à 16h30, 20 juin 17h30, 21 juin à 13h30 et 19h
au Box Theatre, Shizuoka Performing Arts Park, Shizuoka

11 juillet à 14h
au Shunjuza, Kyoto Performing Arts Center, Kyoto

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de Sarah Kane

Texte japonais Ayaka Onishi
Mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau
Collaboration artistique Marie-Christine Soma

avec
Kazunori Abe
Asuka Fuse
Koichi Otaka

Régie générale Eri Fukasawa
Régie plateau et construction Reiko Hikosaka
Régie plateau Kazumi Ichikawa, Risa Ichikawa, Tomokuni Nakaya
Régie lumière Sachiko Kawashima
Conseiller à la lumière Michitomo Shiohara
Régie costumes Toru Takeda
Habilleuse Jungmin Kwack
Régie son Ryosuke Aoki
Interprètes Hiromi Yamada, Maï Yoshino
Attachée de production Takako Oishi

Production Shizuoka Performing Art Center (SPAC) avec le soutien de Cultures France


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© Spac

Anéantis commence comme un drame relationnel classique (Sarah Kane pensait à Ibsen) : un homme, une femme, la situation claustrophobique d’un lieu fermé (une chambre d’hôtel de luxe). Mais la forme traditionnelle est soudain et violemment interrompue par l’irruption d’un élément inattendu (un soldat) qui, sans explication logique, entraîne les personnages et la pièce dans une « dépression chaotique » (elle pensait à Beckett). Dans sa structure brisée, la pièce pose la question : quel est le rapport entre un viol ordinaire commis à Leeds et le viol en masse utilisé comme arme de guerre en Bosnie ? La réponse semble être que le rapport est très étroit. L’unité de lieu évoque l’idée d’un simple mur de papier qui séparerait la sécurité et la civilisation de l’Angleterre tranquille de la violence et du chaos de la guerre civile. Un mur qui pourrait être déchiré, sans prévenir, à tout moment. Comment ne pas penser à la déchirure du 11 septembre, et aux mille déflagrations, encore discrètes, qui travaillent la société occidentale.

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© Spac


Anéantis au Japon ?

J’ai rencontré le Japon il y a exactement 10 ans, lors d’un séjour déterminant à la Villa Kujoyama. Depuis j’y suis retourné souvent, notamment grâce à une bourse de la Villa Médicis Hors-les-Murs obtenue avec mon ami Pierre Duba pour un projet de bande dessinée. Je n’y ai encore jamais vraiment travaillé. J’y ai vécu, essentiellement. Il aura fallu tout ce temps d’imprégnation et d’étonnement pour envisager de me risquer à créer un spectacle là-bas. A la demande expresse de Satoshi Miyagi, ce projet porte sur Anéantis de Sarah Kane, que j’ai déjà monté en 2005. Étrange retour à un texte qui a marqué définitivement tout mon parcours d’homme de théâtre.
Les Japonais ont un long passé d’isolement. Cela se sent encore aujourd’hui : leur insularité, leur étonnement devant la différence, leur goût pour l’étrangeté, leur nationalisme aussi. Le reste du monde suscite en eux de l’inquiétude en même temps qu’une profonde et viscérale curiosité.
Anéantis raconte le retour catastrophique d’une hantise. La pièce se passe au point de rupture entre la fiction des vies surprotégées du monde dit civilisé, et la réalité de la barbarie la plus sauvage. Pourtant rien ne différencie vraiment les humains qui s’entredéchirent. Comme en Bosnie, comme au Proche-Orient. Le pire a surgi parmi eux, en eux. Les sociétés développées, obsédées par les idées de sécurité et de santé, voient grandir en elles la violence sourde de ce qu’elles nient.
L’imaginaire de la violence hante la culture japonaise. Il n’est pas impossible que cela soit lié au fait que le Japon, à un moment de son histoire, ait voulu se protéger de la différence. Anéantis, pièce européenne, peut trouver au Japon une évidence renouvelée…

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« Sarah Kane ne voulait pas qu’on prenne ses indications au pied de la lettre. Elle était étonnamment prude à propos de son oeuvre. Elle ne voulait pas que le public voit des pipes ou des mutilations ; pour elle, c’était des images. Elle avait lugé cynique la mise en scène d’Anéantis à Berlin. Elle l’avait trouvée choquante, branchée et stylisée, à l’image du cinéma de Tarantino qu’elle détestait. Ils avaient pris la pièce au pied de la lettre et la nudité y était trop présente. C’était fidèle au texte, mais ça manquait de sens métaphorique, de poésie, et elle trouvait cela détestable. »

D’après Nils Tabert,
traducteur allemand de Sarah Kane

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Feux (trois pièces courtes)

Feux (trois pièces courtes)

Création du 7 au 15 juillet 2008 au Festival d’Avignon
Tournée:
CDN de Thionville-Lorraine du 14 au 17 octobre 2008
TNS Strasbourg du 6 au 22 novembre 2008
Théâtre National de Toulouse du 8 au 10 janvier 2009
Maison de la Culture d’Amiens du 20 au 23 janvier 2009
Nouveau théâtre d’Angers du 4 au 5 février 2009

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© E. Carecchio

Rudimentaire, La Fiancée des landes, Forces (1912-1915)

De August Stramm

traduction : Huguette et René Radrizzani

Mise en scène, scénographie et lumière : Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma

Costumes : Olga Karpinsky
Son : Isabelle Surel
Assistanat à la mise en scène : Adèle Chaniolleau
Assistanat à la lumière : Anne Vaglio
Assistanat au costumes et habillage : Élisabeth Cerqueira
Régie Générale : Rémi Claude
Régie plateau : Lionel Roumegous

Avec :
Axel Bogousslavsky
Jean-Louis Coulloc’h
Julie Denisse
Matthieu Montanier
Dominique Reymond

Production Maison de la Culture d’Amiens, Studio-Théâtre de Vitry
En coproduction avec La Part du vent et Le Festival d’Avignon
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Et le soutien de la Région Ile-de-France et du Göethe Institut

DOSSIER DE PRESSE

« Personne n’a poussé l’expressionnisme aussi loin en littérature ; il tournait, rabotait, creusait la langue jusqu’à ce qu’elle se plie à sa volonté. »
Alfred Döblin

« L’art, que Stramm met dans l’expression de ses sentiments est si brutal, si conscient, si précisément issu du plaisir de créer, se soucie aussi peu de la paresse du lecteur que le compositeur, aujourd’hui, d’une chaconne, ou nous autres peintres. Notre sentiment du monde ne trouve aucune autre expression. »
Franz Marc

Stramm a écrit la quasi-totalité de son œuvre en moins de deux ans. Isolé et presque sans rapports avec les milieux littéraires de son temps, il est pris vers quarante ans d’une extraordinaire frénésie d’écrire qui le suit sur le front où il meurt en septembre 1915. Il est parvenu en quelques œuvres à synthétiser puis dépasser les courants littéraires qui l’avaient marqué jusque là.
L’étrangeté de cette œuvre qui paraît si nouvelle aujourd’hui vient de la fusion que Stramm opère entre l’extrême élaboration du langage, lui conférant la qualité de poème dramatique, et le fondement concret, matériel, réaliste des pulsions qui travaillent les protagonistes. Pour chaque œuvre il invente une langue singulière, en totale adéquation avec son sujet. Rien d’idéalisé, une observation crue et dure de l’action du désir, de la jalousie, de la névrose, de tous les tropismes agissant les humains.
Nous jouerons Rudimentaires, La Fiancée des landes et Forces dans l’ordre de leur écriture, dans un même dispositif et avec les mêmes comédiens dans les rôles principaux. Il s’agit pour nous, suivant l’extraordinaire évolution stylistique de Stramm, de resserrer l’image et le jeu dans une sorte de glissement qui partirait du réalisme hystérique de Rudimentaires, traversant le symbolisme introspectif de La Fiancée des landes pour s’accomplir dans l’expressionnisme exacerbé, froid, économe de Forces. Trois élans pour une même matière remise sur le métier, dans des contextes et des époques différentes, trois avatars possibles pour les mêmes âmes, dans une sorte de précipité de son écriture.
Ce projet s’inscrit comme une suite aux recherches commencées avec les œuvres de Sarah Kane et de Mikhaïl Boulgakov : une étude de comportement des humains en situation de conflit émotionnel, dans un dispositif d’écriture qui révèle tout l’involontaire de nos gestes, tout l’inconscient de nos paroles…

Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma

L’intégralité de « Forces » est en ligne, acte par acte, sur Dailymotion (chercher à Stramm).


extrait de Rudimentaire par studio-theatre

Forces par studio-theatre

Création au Festival d’Avignon, Gymnase Aubanel, du 7 au 15 juillet 2008,

En tournée :
Centre Dramatique National de Thionville, du 14 au 17 octobre 2008 ;
Théâtre National de Strasbourg, du 6 au 22 novembre 2008 ;
Théâtre de la cité Internationale à Paris, du 27 novembre au 20 décembre 2008 ;
Théâtre National de Toulouse, du 8 au 10 Janvier 2009 ;
Maison de la Culture d’Amiens, du 21 au 23 janvier 2009 ;
Nouveau Théâtre d’ Angers, les 4 et 5 février 2009.

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© M.-C. Soma

L’Affaire de la rue de Lourcine

En février 2008 nous avions créé avec les élèves du groupe XXXVII de l‘école du Théâtre National de Strasbourg le spectacle Les assassins de la Charbonnière d’après Kafka et Labiche. Nous le reprendrons au printemps 2010 sous le titre de L’Affaire de la rue de Lourcine, avec une distribution légèrement modifiée…


L’Affaire de la rue de Lourcine
(Les Assassins de la Charbonnière)

d’après Kafka et Labiche

spectacle créé en février 2008 dans le cadre de l’Ecole du TNS à Strasbourg

reprise 2010 :
du 23 au 26 février à la Maison de la Culture d’Amiens,
les 19 et 20 mars au Théâtre Jean-Vilar à Vitry-sur-Seine
du 29 mars au 24 avril au Théâtre de la Cité Internationale à Paris
en tournée à Douai, Istres, Creil et Reims

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D’après Journal de Franz Kafka,
traduit par Marthe Robert et L’affaire de la rue de Lourcine de Eugène Labiche

Mise en scène : Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau
Dramaturgie : Pauline Thimonnier
Assistanat à la mise en scène : Rémy Barché
Scénographie : Benjamin Moreau
Costumes : Héloïse Labrande
Lumières : Louise Gibaud
Son : Michaël Schaller
Régie Générale : Claire Gondrexon et Frédéric Gourdin

Avec
Caroline Arrouas
Jean-Charles Clichet
Marion Duphil
Adeline Guillot
Laure Gunther
Morgane Hainaut (version 2008)
Marie Raymond
Antoine Kahan
Alexandre Pallu
Gilian Petrovski
Antoine Philippot (version 2008)
Pierric Plathier (version 2008)
Sébastien Pouderoux
Maxime Kerzanet

Lorsqu’il se réveille en ce jour du vingtième anniversaire de l’érection de l’obélisque de Louqsor place de la Concorde, Lenglumé, ce bourgeois rentier, marié, rangé, ne sait plus – entre Odéon et rue de Provence – ce qu’il a fait la nuit d’avant. Un lendemain de fête douloureux. Une « lacune dans l’existence » qui ouvre à toutes les suppositions.

Une image dans le journal de Kafka, le 9 janvier 1920, apporte une sorte d’hypothèse de travail : « On lui a découpé dans le derrière de la tête un morceau de crâne affectant la forme d’un segment. Avec le soleil, le monde entier regarde à l’intérieur. Cela le rend nerveux, le distrait de son travail et il se fâche de devoir, lui précisément, être exclu du spectacle. »(1)

L’Affaire de la rue de Lourcine expose l’activité cérébrale de Lenglumé, les méandres de son inconscient, dévoilés à son insu… Au cours de la pièce, le personnage devient « lumineux et bientôt transparent » (2). Suite à la lecture d’un fait divers qui, par un malheureux concours de circonstances, semble l’associer au meurtre d’une « pauvre charbonnière », il accepte l’idée qu’il puisse être un assassin et se met à croire que tous l’observent, le manipulent ou le trahissent. Tous conscients de cette chose dont il s’accuse! Des démons qui le poursuivent. Un cauchemar peut-être.

La forme du Vaudeville, telle que la conçoit Labiche, se prête à ce genre de scénario infernal qui, par surenchère, provoque un rire de fou, collectif, violent et angoissé. Autour d’un personnage -le bourgeois- s’agitent toutes sorte de créatures serpentines : le domestique susceptible de traîtrise, la femme se permettant toutes les questions, le démon Potard qui souffle le chaud et le froid, le double instinct, Mistingue, ancien camarade de jeunesse, complice hasardeux de sa nuit… Lenglumé pourrait, comme le « Monsieur Goliadkine » du Double de Dostoïevski, en venir à penser : « Ils n’auraient pas été ensorcelés, tous, aujourd’hui? (…) Un démon qui leur est tombé dessus ! C’est clair, il a absolument dû leur arriver quelque chose, à tous, aujourd’hui. Que le diable m’emporte, mais quelle torture ! »(3)

Tout parait suspect. Et cela prête à rire. Ou plutôt, non. Comme dirait Kafka, « C’est infiniment triste, et ça vous laisse perplexe, parce que ça cherche à être gai… » (4).

Labiche n’a cessé d’explorer la mécanique du vaudeville, cette machine à réveiller les pulsions; lui-même disant que « pour faire une pièce gaie, il faut un bon estomac ». La machine élaborée par Kafka, avec son énergie, « humoristique, violente et gaie » selon les termes de Gilles Deleuze, il s’agit de féconder la matière condensée de Labiche pour la faire fructifier, la dilater, l’infiltrer de cette gaité profonde.

Pauline Thimonnier, janvier 2008

Notes

(1) Kafka, Journal, extrait du « 9 janvier 1920 », op. cit., p.513
(2) Soupault Philippe, Eugène Labiche, éd. Mercure de France, 1964.
(3) Dostoïevski, Le Double (1846), trad. André Markovicz, éd. Babel, 1998, pp. 108-109
(4) Kafka, Lettres à Miléna, trad. Alexandre Vialatte, éd. Gallimard – N.R.F., 1956

 

 

 
© Elisabeth Carecchio

Adam et Ève

Adam et Ève

Janvier 2007
Création au théâtre Charles Dullin à Chambéry du 26/01 au 31/01 
Tournée :
TNP Villeurbanne du 06/02 au 09/02
Théâtre de St Quentin-en-Yvelines du 14/02 au 16/02
TGP St Denis du 05/03 au 06/04
Maison de la Culture d’Amiens du 12/04 au 13/04
Comédie de St Etienne du 18/04 au 21/04
Comédie de Valence du 27/04 au 28/04
Théâtre Garonne du 03/05 au 12/05

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De Mikhaïl Boulgakov

Traduction : Macha Zonina, Jean-Pierre Thibaudat

Mise en scène et scénographie : Daniel Jeanneteau
Collaboration artistique et lumière : Marie-Christine Soma
Son : Alain Lamarche
Création des costumes : Olga Karpinsky
Réalisation des costumes : Martine Pichon
Broderies : Nadja Berruyer
Maquillages : Cécile Kretschmar
Régie Générale : Jean-Marc Hennaut
Régie plateau : Lionel Roumegous
Assistante lumière : Anne Vaglio
Construction du décor : ateliers du TGP-Saint-Denis et du TNS
Réalisation de l’appareil photo : Philippe Eustachon

Avec :
Axel Bogousslavsky
Julie Denisse
Olivier Werner
Miloud Khetib
Armen Godel
Philippe Smith
Sabine Macher
Jean-Marc Hennaut
Lionel Roumegous
Elisabeth Cerqueira

Coproduction Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis – Centre dramatique national, Espace Malraux – Scène nationale de Chambéry et de la Savoie (producteur délégué).
Avec le soutien de la Région Rhône-Alpes dans le cadre du Réseau des Villes en partenariat avec L’Oeil (Observatoire de l’Ecriture, de l’Interprétation et de la Lecture).

« Au milieu de la tristesse qui m’accable au souvenir des jours passés, ainsi à présent, dans cette ignoble maison, à l’étroit dans l’ignoble et absurde décor d’un logis de fortune, j’ai des éclairs de confiance en ma force. Oui, en cet instant j’entends au-dedans de moi ma pensée qui prend son essor et je sais qu’en tant qu’écrivain je suis incomparablement plus fort que tous ceux que je connais. Mais, dans de pareilles conditions, il n’est pas impossible que je baisse les bras. »

Mikhaïl Boulgakov, extrait du « Journal Confisqué », 27 août 1923.

Voilà qui pourrait résumer toute la vie d’écrivain de Boulgakov. Né en 1891 et mort en 1940, le drame de sa vie épouse celui de l’histoire : la Guerre de 14 et la Révolution russe rompent brutalement la continuité de son existence et le projettent dans un monde en violente mutation.

Tentant de survivre et de s’adapter dans une société qu’il récuse en entier, Boulgakov vit dans la hantise des catastrophes qu’il voit se préparer. Dans les années 30, les forces se bandent les unes contre les autres, les antagonismes se radicalisent et les progrès très rapides de la science alimentent l’arsenal mondial. Il est obsédé par l’idée de la faute, du crime que représente la Révolution, et du châtiment qui devrait naturellement suivre. Archaïque dans ses structures mentales et ses croyances, appartenant encore au 19ème siècle, il met dans sa survie une énergie extraordinaire, toujours menacée de découragement, mais avec telle intensité que même privé totalement d’existence sociale et sans espoir d’amélioration, malade, il ne cessera de progresser dans son œuvre, jusqu’à l’éclosion magistrale du Maître et Marguerite.

Boulgakov a écrit Adam et Ève en 1931, alors qu’il était littéralement prisonnier dans son pays (il ne pouvait ni publier ni sortir du territoire), à ce moment de l’histoire où, dans un temps très court de paix relative, se profile un affrontement majeur. Si le conflit paraît certain, la modalité de ce conflit ne se laisse guère imaginer. Tout semble désormais possible, l’association science et guerre ouvre le champ d’un imaginaire ambiguë entre science-fiction, merveilleux et prophétisme.

Adam et Ève est un conte philosophique inspiré de Voltaire pour l’ironie et la simplicité de facture, un récit de science-fiction, une fable rapide et libre qui débute comme une histoire des Pieds Nickelés et s’achève dans le climat de Stalkerde Tarkovski. Une guerre chimique détruit toute vie. Seuls sont sauvés, grâce à un savant, cinq hommes et une femme, dont Adam et Ève, mariés le matin même. Commence alors la vie entre parenthèses des survivants hors de la ville détruite, dans les limbes d’une forêt obscure.

On y retrouve en filigrane la plupart des thèmes et figures qu’il développera dans Le Maître et Marguerite : une critique des mécanismes de l’état totalitaire fine et courageuse, voilée d’ironie, d’humanité dérisoire, une vision inquiète de la société comme un ensemble menacé par ses propres forces, le recours au fantastique ou à l’anticipation comme moyen de contourner la censure, mais aussi comme expression de la supériorité absolue de l’imagination sur la pensée conformiste.

Et par-dessus tout, il y manifeste une connaissance profonde de la nature humaine, révélant un sens très vif de l’observation. Le théâtre de Boulgakov n’est pas une satire, il ne juge pas, mais il crée des situations souvent rocambolesques où les protagonistes, saisis dans toutes leurs contradictions, laissent apercevoir leur nature véritable, leurs dimensions les plus secrètes. Boulgakov, qui fut acteur et assistant à la mise en scène, connaissait les ressorts du jeu dramatique et savait, en quelques phrases, poser les bases d’une scène qui pouvait synthétiser sous nos yeux tout le drame de la vie. La pièce, commandée par le Théâtre Rouge de Leningrad en 1930, après une lecture en présence du commandant des forces armées, spécialement invité à cette occasion, fut immédiatement interdite…

La fin des utopies, la prétendue « fin de l’histoire », définissent aujourd’hui un monde par défaut, livré à sa seule pesanteur, une sorte d’état « normal » indiscutable dont le capitalisme serait l’expression la plus naturelle. Les valeurs d’humanité, de démocratie, de liberté ont été absorbées par ce qui nous apparaît de plus en plus comme une gigantesque escroquerie, molle, vaguement dépressive et terriblement efficace. Chacun ramené à soi, encombré du poids de sa personne insignifiante mais irremplaçable, nous ne pouvons qu’adhérer sans appétit à ce consensus invisible. Tout étant ramené au niveau le plus bas de la pensée, nous ne pouvons plus qu’être d’accord.

Cette pièce prend aujourd’hui une autre direction que celle voulue par Boulgakov. Notre présent en perturbe la lecture, en permute le sens. L’idéal de vie de Boulgakov, parfaitement compréhensible en son temps et pour lui, nous renvoie à ce que nous sommes tous devenus : de vagues consommateurs conscientisés, épris de liberté et de Droits de l’Homme, mais incapables de rien tenter pour sauver le monde. Celui dont nous nous sentions le plus proche n’est peut-être pas notre ami, le héros n’est pas celui que nous croyions. L’humanisme d’Efrossimov aboutit aujourd’hui à l’individualisme le plus ordinaire. Et Adam, l’idéaliste maladroit, défend pourtant le besoin vital de construire le monde, de penser le « vivre-ensemble », la communauté des vivants.

Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma


Adam et Eve par M-Benranou

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Into the little hill

Into the little hill

Novembre 2006

Création le 22 novembre 2006  à l’Opéra Bastille dans le cadre du Festival d’automne
tournée à Francfort, New-York, Liverpool, Amsterdam, Vienne, Dresde, Turin, Milan

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© Into the little hill Opéra Bastille

Into the Little Hill, conte lyrique pour deux voix et ensemble (2004-2006)

Musique : George Benjamin
Texte original : Martin Crimp
Scénographie et mise en scène : Daniel Jeanneteau
Collaboration artistique et lumières : Marie-Christine Soma
Costumes : Olga Karpinsky

Avec
Anu Komsi : soprano
Hilary Summers : contralto
Ensemble Modern
Direction musicale : Franck Ollu
Jagdish Mistry : violon solo
Geneviève Strosser, Garth Knox : alto solo

Commande du Festival d’Automne à Paris associé à la Fondation Ernst-von-Siemens pour la musique, de l’Opéra national de Paris, de l’Ensemble Modern associé à la Fondation Forberg Schneider

Coproduction Festival d’Automne à Paris, Opéra national de Paris, T&M, Oper Frankfurt, Lincoln Center Festival, Wienerfestwochen, Holland Festival, Liverpool, capitale européenne de la culture 2008

Avec le concours du British Council

RUBANS DE MAGNÉSIUM

Texte de Martin Crimp

Dans un texte écrit pour la musique, quelque chose doit manquer — et cette chose qui doit manquer est la musique. L’écriture est une sorte d’éponge qui, sans se désintégrer, doit laisser la musique la pénétrer. George et moi — lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois et avons parlé — (il m’a conseillé d’écouter Hilary Summers chanter Boulez — je lui ai passé un morceau de Nick Cave…)—, nous avons parfois discuté de films et il m’est apparu qu’écrire un livret pourrait être
comme écrire un roman «oublié» — un livre du genre d’Entre les Morts de Boileau et Narcejac par exemple, dont on ne se souvient que pour avoir été superbement transposé par Alfred Hitchcock dans Vertigo (film dans lequel la musique de Bernard Hermann, justement, joue un rôle majeur). Le roman «exigeait» le film pour parvenir à sa complétude. Tout comme la pièce Pelléas et Mélisande de Maeterlinck (selon moi) ne prend réellement toute sa valeur qu’en tant que livret pour
Claude Debussy. Le livret ne doit pas attirer l’attention à lui. Horizontalement, il doit raconter une histoire claire. Verticalement, il a besoin d’aller en profondeur. Et, à la différence d’une pièce, un texte écrit pour la musique peut parfois se permettre de rester immobile, tandis que la musique elle-même, si lente soit-elle, est toujours en train d’avancer. (Du point de vue dramatique, les Passions de Bach atteignent leur but grâce à la «non-narrativité» des arias, car ce sont elles qui nous séduisent.) Lorsque j’étais enfant, j’étais fasciné par les expériences de chimie et j’ai toujours regretté d’avoir dû choisir entre la «Science» et les «Arts». J’aimais par-dessus tout le ruban de magnésium. Il s’agit d’un gris, terne et innocent métal qui se présente sous forme de serpentin strié. Mais quand on l’allume, en particulier dans un milieu constitué d’oxygène pur, il brûle en dégageant une intense lumière blanche. Mon travail a été de fabriquer ce métal. Celui, beaucoup plus dur, du compositeur : ajouter l’oxygène pour le faire flamboyer.

(Traduction de l’anglais : Philippe Djian)

 

Pianiste virtuose, compositeur précoce et brillant chef d’orchestre, George Benjamin (né en 1960) a étudié à Londres, puis à Paris, dès l’âge de seize ans, auprès de Messiaen (qui le compara à Mozart !) et de sa femme Yvonne Loriod. Son œuvre parcimonieuse, entamée à l’orée des années 1980, est celle d’un perfectionniste qui n’a eu de cesse d’interroger le classicisme. Mais un perfectionniste fougueux, dont les partitions exaltent une vitalité et une énergie qui jamais n’oublient l’humour – qui est, comme chacun sait, l’un des meilleurs compagnons du génie –, pas plus qu’elles ne galvaudent la gravité. George Benjamin est un poète, ce dont témoignent les trois partitions regroupées ici. Dans Viola, Viola, duo pour altos commandé en 1997 par Toru Takemitsu, le compositeur parvient d’ébouriffante manière à ses fins : « suggérer une profondeur et une variété de son quasi orchestrales ». Les deux instruments sonnent comme un ensemble dont les protagonistes se livreraient une lutte âpre et sonore, d’une palpitante expressivité. Les Three Miniatures pour violon seul (2002) sont constituées de trois brèves pièces – une « berceuse », un « canon » et un « chant » – dédiées chacune à trois proches de George Benjamin, explorant autant de facettes d’une même technique de composition.
Into the Little Hill est né de la collaboration du compositeur avec le dramaturge Martin Crimp. George Benjamin a peu composé pour la voix. Dans Into the Little Hill, celle-ci est au service d’un texte court et resserré, dans lequel peu de mots et deux voix (contralto et soprano) suffisent à faire naître une tension extrêmement dramatique. Une fable ancienne, transposée par Martin Crimp, devient un conte lyrique. « À la veille d’une élection, en présence de son enfant endormi, un homme d’État conclut un pacte avec un étrange inconnu. Réélu, il ne tient pas son engagement : tous en subiront les conséquences. » L’instrumentation (qui fait la part belle au cymbalum) renforce l’inquiétante étrangeté de la scénographie imaginée par Daniel Jeanneteau.

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Anéantis

Anéantis

Février 2005
Création au Théâtre National de Strasbourg du 24/2 au 12/3 
TGP St Denis du 18/3 au 17/4
CDR de Tours du 26/4 au 28/4
Comédie de Valence du 17/5 au 18/5

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De Sarah Kane

Traduction : Lucien Marchal

Mise en scène et scénographie : Daniel Jeanneteau
Collaboration artistique et lumière : Marie-Christine Soma
Costumes : Ann Williams
Maquillages : Cécile Kretschmar
Assistanat à la mise en scène : Aurélia Guillet
Assistanat à la lumière : Anne Vaglio
Régie Générale : Richard Pierre
Régie plateau : Lionel Roumegous
Administration du projet et préparation technique : Damiano Gatto

Avec :
Gaël Baron
Stéphanie Schwartzbrod
Gérard Watkins

Coproduction Théâtre National de Strasbourg, Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis – Centre Dramatique National, La Part du vent – Cie Daniel Jeanneteau

La première violence de la découverte, l’effet de mode, sont maintenant passés. On peut commencer à voir Sarah Kane autrement, avec moins de fascination ou de dégoût, comme un être visionnaire, frappé de lucidité, et généreux.

On peut sortir son oeuvre du registre de la provocation, qui personnellement ne m’intéresse pas. Qui ne l’intéressait pas non plus elle-même. Contre toute attente elle était sincère, et, comment le dire autrement, aimante.

Son oeuvre, définitivement close en cinq textes exigeants et beaux, est un cadeau d’amour, pour reprendre la formule de Bruno Bettelheim à propos des contes de fées. C’est à dire que, aimante, elle nous risque à la plus radicale des expériences, non par haine ou par goût du sang, mais parce que l’humain se définit précisément par son besoin et sa capacité de se confronter au pire.

La lecture il y a quelques années de L’Espèce humaine de Robert Antelme m’a révélé cela : loin de m’affliger, de m’atteindre en m’enlevant des forces, le regard qu’Antelme porte sur son expérience dans les camps de concentration, échappant à la fatalité de l’état de victime et envisageant l’humain dans son unité indivisible, restaure, étrangement, une forme de confiance que je pensais avoir perdue. Il y a là, dans l’expérience même du désastre, comme un rappel à l’humain.

Nous devons parfois descendre en enfer par l’imagination pour éviter d’y aller dans la réalité’ disait Sarah Kane. De même Andersen prend les enfants par la main de leur imagination pour les amener à vivre les pires choses, dans la parenthèse du conte. Hölderlin disait du poète qu’il saisit de sa main le terrible, l’éclair lui-même, pour le tendre aux foules sous son voile de chant. Anéantis, comme l’ensemble de l’oeuvre de Sarah Kane, est un poème et un conte. Complexe, douloureux, charriant des blocs de réalité opaques, mais avant tout un poème. Pas un simulacre, mais la réalité rejointe par les figures de l’art. Les scènes, les gestes n’y sont pas documentaires, mais images, et, comme images, agissantes, suscitant la réalité par d’autres moyens que ceux de l’imitation.

La problématique centrale d’un tel texte est évidemment celle de la représentation. Que ce soit pour le jeu des acteurs comme pour la scénographie. Comment représenter la violence physique ou le sexe ? Comment négocier, dans le décor, la convention de la chambre à coucher, le mini-bar, la salle de bain, et la violence métaphysique de l’explosion ? Dans ces deux domaines je n’ai pas de réponses préconçues ; mais c’est précisément cette difficulté, abrupte, qui m’attire, et qui exige de nous l’invention d’une forme et d’un langage théâtral que nous ne connaissons pas encore.

À la création Anéantis a scandalisé le public et la critique, parce que selon Sarah Kane sa pièce « faisait apparaître un lien direct entre la violence domestique en Angleterre et la guerre civile dans l’ancienne Yougoslavie. Elle posait la question : Quel est le rapport entre un viol ordinaire commis à Leeds et le viol en masse utilisé comme arme de guerre en Bosnie ? Et la réponse semblait être que le rapport est très étroit. L’unité de lieu évoque l’idée d’un simple mur de papier qui séparerait la sécurité et la civilisation de l’Angleterre tranquille de la violence et du chaos de la guerre civile. Un mur qui pourrait être déchiré, sans prévenir, à tout moment. »

Sarah Kane a écrit sa pièce en 1993, depuis nous apprenons chaque jour que ce qu’elle avait pressenti travaille la société profondément et la modifie.

Daniel Jeanneteau

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La Sonate des spectres

La Sonate des spectres

Janvier 2003
Création au CDDB Théâtre de Lorient du 29 janvier au 6 février 2003
Tournée:
TGP St Denis du 24 février au 30 mars 2003
et à la Maison de la Culture d’Amiens, au Cargo à Grenoble

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De August Strindberg

Traduction : Terje Sinding

Mise en scène et scénographie : Daniel Jeanneteau
Collaboration artistique et lumière : Marie-Christine Soma
Images vidéo : Raymonde Couvreu
Costumes : Isabelle Perillat
Son : Olivier Renouf
Assistante scénographe : Constance Arizzoli
Réalisation des costumes : Laurence Révillon et Marie-Françoise Thomas
Orgue : Pierre Pfister
Décor réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard Philippe sous la direction de Alain Denisse
Bouddha réalisé par : Philippe Eustachon

Avec :
Gaël Baron
Michel Baudinat
Hubertus Biermann
Axel Bogousslavsky
Catherine Corringer
Nolwenn Le Du
Marie Vayssière

et en video :
Clotilde Mollet
Andrée Tainsy
Pierre Palmi
Geoffrey Carey
Coproduction : CDDB – Théâtre de Lorient, Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis – Centre dramatique national, Le Cargo – Maison de la Culture de Grenoble, La Part du vent – Cie Daniel Jeanneteau

« Dans ce drame onirique, l’auteur a cherché à imiter la forme incohérente, en apparence logique, du rêve. Tout peut arriver, tout est possible et vraiment vraisemblable. Le temps et l’espace n’existent pas. Sur un fond de réalité insignifiant, l’imagination brode de nouveaux motifs : un mélange de souvenirs, d’événements vécus, de de libres inventions, d’absurdités et d’improvisations. Les personnage se doublent, se dédoublent, s’évaporent et se condensent. Mais une conscience les domine tous, celle du rêveur. Pour lui, il n’y a pas de secrets, pas d’inconséquences, pas de scrupules, pas de lois. Il ne juge pas, il n’acquitte pas, il relate seulement… »

August Strindberg

« Cela va mieux, parce que j’ai lu Strindberg (« Seul »). Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir sur sa poitrine. Il me tiens comme si j’étais un enfant, sur le bras gauche. J’y reste assis comme un être humain sur une statue. Dix fois, je manque de dégringoler. Mais à la onzième tentative je suis bien assis, je suis en sécurité et je vois de haut. »

Kafka, Journal

Strindberg écrivait vite et dans un certain désordre.
Il semble s’être approché de très près de la folie.
En lisant son oeuvre, on devine un être perdu dans une sorte de flot sans forme, une conscience luttant pour ne pas se dissoudre, férocement attachée à sauver le sentiment si fragile, si menacé, de son identité.
Le thème du procès de l’âme, la mise en doute de la réalité, de la consistance, de l’autonomie de l’être par un tiers au regard corrosif, dangereusement lucide, revient d’oeuvre en oeuvre pour culminer dans La Sonate.
Il n’a cessé de s’interroger sur les notions illusoires de caractère, d’identité, dénonçant les simulacres de la vie en société, s’accusant lui-même, désespérant – on le voit dans ses journaux – de trouver une cohérence à ses propres mouvements intérieurs.
Pourtant, il serait faux de ne voir dans l’étonnante liberté de son théâtre que la trace de sa folie.
Il invente, il inaugure des formes et des concepts tout à fait nouveaux, dans tous les domaines de la création, avec opiniâtreté, courage, mais aussi une sorte de fraîcheur, une bonne volonté parfois désarmante.
La Sonate des Spectres est l’une de ses dernières pièces. Il a 58 ans quand il l’écrit, en 1907. Il mourra cinq ans plus tard, d’un cancer de l’estomac.
On dirait une pièce de débutant. Comment expliquer ce qu’il ose proposer, cette étrange construction, cette apparence d’incohérence, ce dérapage complet, cette catastrophe.
À ce moment de sa vie, il est fatigué, usé de se battre pour exister, pour se faire admettre malgré son inaltérable singularité.
On dirait que dans cette pièce, peut-être pour la première fois, il s’abandonne, il cède sans plus se soucier de ressembler à quelque chose.
La pièce prend la forme de la pensée la plus secrète, la moins formulée.
Quelque chose qui n’est presque plus destiné à être vu ce que l’on est quand personne ne nous regarde. Sans façon.
Presque pas d’élaboration. Pas de poésie. Pas de psychologie.Une lucidité d’enfant, une fraîcheur dans le désespoir.
Parce que je crois que Strindberg n’a jamais cessé d’être un enfant. Récriminant contre ce qu’il a toujours vécu comme une injustice, cette incapacité du monde à l’accueillir tel qu’il était.
Jon Fosse dit que « l’oeuvre en sait plus que l’auteur ». La Sonate est un exemple d’oeuvre à la profondeur inexplicable, que Strindberg lui-même regardait avec étonnement et respect.
Écrite en quelques jours pour le Théâtre Intime qu’il venait de créer avec August Falck, il réalise avec La Sonate plus qu’avec tout autre pièce son idéal de théâtre de chambre, sur le modèle de la musique de Beethoven qu’il admirait particulièrement.
Le titre de la pièce lui a d’ailleurs été inspiré par le trio pour piano en ré majeur de Beethoven dit Gespenstersonate.
Nous voudrions tenter de rendre sensible dans la contiguïté, dans le tissu de la représentation, de plans de conscience tout à fait étrangers les uns aux autres, mais constamment contraints à l’échange, au dialogue malaisé de ce qui n’existe pas de la même façon.
On ne sait ce qui est vrai, ce qui existe, ce qui est rêvé, et surtout qui rêve qui, qui est le rêve de qui. De brusques changements de registre d’expression, des absurdités dans le scénario, une dérive phobique de l’argument, en font une sorte d’ectoplasme de tragi-comédie absolument en-dehors des conventions, drôle et inquiétante, jamais tout à fait étrangère, jamais vraiment reconnaissable.

Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau

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Iphigénie en Aulide

Iphigénie en Aulide

Mars 2001
Création au CDDB Théâtre de Lorient du 6 au 10 mars 2001
Au TNS Strasbourg du 20 mars au 7 avril 2001
En tournée au Théâtre de la Cité Internationale à Paris, à la Scène Nationale d’Aubusson, à la Scène Nationale de Cavaillon, à la Manufacture CDN de Nancy

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De Jean Racine

Mise en scène et scénographie : Daniel Jeanneteau
Collaboration artistique et lumière : Marie-Christine Soma
Costumes : Isabelle Périllat
Dramaturgie : Gérard Müller
Régie Générale : Damiano Gatto
Régie lumière : Daniel Dollinger
Régie plateau : Gérard Logel
Machinistes : Lionel Roumegous, Cécile Benoiston
Stagiaire régie : Anne Vaglio

Avec :
Valérie Dashwood
Raphaëlle Gitlis
Clotilde Mollet
Miloud Khétib
Laurent Poitrenaux
Serpentine Teyssier

Coproduction Théâtre National de Strasbourg, CDDB de Lorient,
La Manufacture – CDN de Nancy-Lorraine

Avec le soutien du Théâtre de la Cité Internationale à Paris et l’aide à la création / DRAC Ile-de-France

J’ai lu Racine pour la première fois il y a trois ans. Je ne sais pas comment cela s’est fait, mais je ne l’avais jamais rencontré auparavant. Pas même au collège. Je me souvenais un peu du Malade Imaginaire, un tout petit peu de Cinna, mais de Racine, rien. Suivant Claude Régy dans son aventure contemporaine, les classiques me paraissaient bien gris. Un metteur en scène me proposa de travailler sur Phèdre. Je lus Phèdre, puis les autres pièces, et je fus, mais alors au-delà de toute mesure, subjugué. Ce n’était pas du tout ce qu’on m’en avait dit. J’étais indigné et très heureux. Un peu comme quand on lit La Bible pour la première fois seul, et qu’on découvre la fiévreuse et foisonnante liberté d’un monde qu’on pressent toujours vivant en soi. Au-delà de toute morale simple. Une humanité entière, contradictoire, violente, pétrie de désirs, souvent perdue, mais toujours vivante. Racine était présent à ma vie de la façon la plus évidente, sans que l’habituel revêtement classique ne parvienne à l’éloigner. Dans ses vers que je croyais usés demeurait une vie prête à bondir comme une bête tapie dans la broussaille.

Mon ignorance de la culture classique me fut une vraie chance. Aucun passif, hormis une certaine idée d’ennui et de poussière, ne m’empêcha de lire cette poésie violente et subtile, aujourd’hui plus proche à mes yeux de René Char ou de Paul Claudel que de n’importe quel autre auteur du XVIIe siècle. C’est pourquoi, lorsqu’il y a quelques temps, inopinément, la possibilité me fut offerte de mettre en scène un texte de mon choix, Racine est venu tout seul, presque à mon insu. J’en ai été le premier surpris. Je me croyais voué par nature au théâtre contemporain.

Antoine Vitez disait que l’alexandrin n’est pas le même d’une pièce à l’autre de Racine. Chaque tragédie de Racine est une entreprise complète et autonome, une piste nouvelle explorée à fond et abandonnée. Il n’y a pas à proprement parler d’évolution dans l’œuvre de Racine. Du moins pas d’évolution linéaire. Il y a une succession d’aventures du langage. Et dans le cours même de chaque tragédie, l’alexandrin change encore, traduisant dans sa forme la vie profonde de chacune des figures. Loin des conceptions strictement métriques du rythme.

Paul Claudel, qui n’aimait pas beaucoup la versification classique, avait une profonde admiration pour Racine. Il trouvait chez lui cet accord intérieur des sonorités, qu’il a recherché après Rimbaud, et qui constitue, plus que la seule abstraction métrique, la matière même de la poésie.

À la fin de sa vie, et pour mettre à distance une fièvre qu’il ne pouvait manquer de désavouer, Racine a lui même normalisé, empoussiéré son œuvre, en systématisant la ponctuation selon une certaine idée de la correction grammaticale. Jusqu’alors la ponctuation avait eu pour fonction de marquer les respirations et de noter l’expression. La ponctuation grammaticale est inerte, et ce qu’elle propose d’expression le plus souvent ne fait que refléter les conceptions les plus conventionnelles de l’émotion. La ponctuation originale, loin de tout systématisme, restitue le rythme subjectif du vivant, de l’instant vécu. C’est un rythme qui change tout le temps, qui prend la forme de ce qui se vit plus que de ce qui se dit.

Sur le même mode péremptoire et inattendu et plus que toute autre tragédie de Racine, Iphigénie s’est littéralement imposée à moi. En raison précisément des défauts qu’on lui reproche. Sans personnage véritablement central et exemplaire, complexe et troublante, on peut dire qu’elle est décevante. Certains critiques vont même jusqu’à la considérer comme une œuvre secondaire. C’est une fois de plus ne pas comprendre à quel point Racine a eu le souci d’adapter la forme de ses œuvres au fond qu’il souhaitait développer et que son projet était précisément d’explorer l’incertain, l’ambigu, le «-non-définissable-» de tout échange humain.

Cette tragédie décrit une humanité prisonnière de l’immobilité. Les Grecs réunis dans le port d’Aulis ne parviennent pas à quitter le rivage pour conquérir la ville de Troie, en raison d’une absence exceptionnellement durable de vent. Dans l’impatience du combat, l’éloignement du foyer et l’aridité du lieu, les liens, les alliances, tout ce qui maintenait unie cette collectivité en mal de violence se décompose, les forces prêtes à détruire s’exaspèrent et finissent par se retourner contre elles-mêmes. Un oracle vient répondre au besoin de violence en exigeant un sacrifice qui devra épuiser les forces de destruction : Artémis, la déesse vierge et chasseresse, demande que l’on égorge la fille du roi sur son autel. C’est à ce prix que le vent, c’est à dire le mouvement, reviendra.

La décomposition violente de cette société affecte la structure même de la pièce de Racine. Rien de linéaire, rien de simple, mais des humains perdus dans un monde dont ils ne perçoivent plus la globalité. Il s’agit là moins d’explorer l’intériorité douloureuse d’un personnage central travaillé par la passion, que de comprendre comment toute une société peut, insensiblement, se laisser gagner par le vertige du pire. La catastrophe chez Racine se mêle toujours d’un puissant érotisme. Les forces qui dressent les hommes les uns contre les autres sont aussi celles qui les font se désirer. L’œuvre de Racine, ignorant les siècles, vient se nourrir directement aux archaïsmes si profondément humains de l’œuvre d’Homère. L’Iliade est derrière toute la poétique de Racine, et derrière L’Iliade, l’âge de Bronze respire encore…

Daniel Jeanneteau
26 février 2001

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