Réponse de Daniel Keene au spectacle de Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau.

AFTERWARDS / AFTERWORDS

À Daniel, Marie-Christine, Carlo, Marie-Paule, Camille et Philippe

En prenant place pour regarder votre spectacle, je regrettais de ne pas être comme n’importe quel autre spectateur ; un participant anonyme de cet étrange et magnifique rituel que nous nommons théâtre. J’avais envie d’être innocent, d’assister à une histoire que je ne connaissais pas déjà, me demandant si cette histoire me toucherait, espérant qu’elle serait empreinte de vérité.

Bien évidemment, cela était pour moi impossible. Je savais déjà ce qui allait se passer. Je connaissais chaque mot que Kevin prononcerait. Je savais comment sa femme, sa fille et son ami réagiraient. Je connaissais déjà l’histoire et son dénouement.

Puis la pièce a commencé. Une jeune fille dansait d’un bout à l’autre du plateau. Son énergie sauvage était électrique, mais elle semblait aussi très seule, dansant dans sa solitude. Et, soudain, je n’étais plus l’auteur de cette pièce que je regardais. Ma connaissance de ce qui allait se passer était oubliée. De ces premières minutes de la pièce jusqu’à ce qu’elle prenne fin, avec la déclaration d’amour angoissée que Kevin adresse à sa famille, mes sensations et mes émotions étaient concentrées sur l’instant présent, sur ce qui était en train de se passer sur scène, sous mes yeux.

Ce n’est que plus tard que j’ai été véritablement frappé par la force du spectacle. Ses images, ses bruits et ses voix semblaient m’habiter. Ce n’est que le lendemain que j’ai pleuré devant sa beauté.

Tout était mis à nu. Ni les acteurs ni le public n’avaient nulle part où se cacher.

Votre spectacle invite le public à envisager sa signification, à accepter sa beauté. Accepter sa beauté, c’est aussi accepter sa douleur, son mystère et les difficiles questions qu’il pose.

S’il peut le faire, c’est parce que ce spectacle est, sans aucune honte, un geste théâtral ; il ne prétend pas être autre chose. Est-ce enfoncer une porte ouverte ? Il arrive pourtant si souvent que le théâtre cherche à échapper à sa nature, à dissimuler ses réalités, ses détails pratiques, ses mécanismes ; à séduire son public au moyen d’illusions.

Rien dans le spectacle n’était une illusion. Tout ce qui se passait, tout ce qui était dit, chaque image, était réel.

Comment expliquer ce que je veux dire ?

Le jeu des acteurs, la mise en scène, la scénographie, tous ces éléments possédaient une pureté d’intention : raconter l’histoire de ce tailleur de pierre, cet homme égaré, et de sa famille aussi clairement et honnêtement que possible. Cette intention était aussi dénuée d’indulgence que pleine de compassion.

La scène où Kevin s’adressait à la statue de la Madone était sans doute le plus bel accomplissement de mon écriture qu’il m’ait jamais été donné de voir. Je tremblais. C’était exactement ce que j’avais écrit, mais c’était davantage que ce que j’avais pu imaginer. C’était une scène que, à mon sens, tout auteur de théâtre devrait espérer : une scène où la pièce qu’il écrit fait naître dans l’imagination de ceux qui la créent un moment, une image, qui existent entièrement pour et par eux-mêmes et viennent se consumer sur la mémoire de ceux qui en sont les témoins.

Les scènes qui étaient jouées derrière l’écran étaient extrêmement émouvantes. J’avais conscience de la profonde intimité des scènes dont j’étais le témoin, sans pour autant avoir le sentiment d’être un voyeur. L’intimité des scènes demeurait intacte ; elle était inviolée. La tendresse de ces scènes était sidérante.

Les moments où Kevin s’adressait directement au public étaient des moments saisissants de révélation. Ils mettaient soudain en évidence le lien immédiat, vivant, entre l’acteur et le public, tout en nous révélant un peu plus de la vie de Kevin, ses pensées, ses émotions, d’une manière totalement nue.

C’était comme si un profond silence circulait sous la pièce, comme un fleuve sous la terre. Et on avait souvent le sentiment que les personnages puisaient les mots qu’ils prononçaient dans ce profond fleuve de silence.

Mais je ne fais là que décrire votre spectacle. Peut-être est-ce tout ce que je peux faire.

Votre spectacle est votre création. Il a une vie indépendante de la pièce que j’ai écrite. Je sais que mon imagination sera enrichie de l’avoir vu et que le souvenir que j’en garderai m’aidera à continuer à croire en la valeur et la beauté du théâtre.

ciseaux, papier, caillou est mon œuvre, c’est votre œuvre ; ensemble, elles créent une sorte d’illumination, une lumière au centre de laquelle la voix humaine parle d’amour.

La pièce appartient désormais au public. Et c’est à lui qu’elle doit appartenir.

J’ai envie de clore cette lettre par une citation d’un auteur que j’adore. Je pense qu’elle n’est pas sans lien avec l’œuvre que vous avez créée. Il s’agit d’un extrait des Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke (la première élégie) :

Qui, si je criais, m’entendrait donc, d’entre
les ordres des anges ? et supposé même que l’un d’eux
me prît soudain contre son cœur, je périrais
de son trop de présence.
Car le beau n’est rien
que ce commencement du Terrible que nous supportons encore,
et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne,
indifférent,
de nous détruire…

(Traduction Philippe Jaccottet)

Daniel Keene
Paris, 21 mai 2010

Traduction Séverine Magois