La Ménagerie de verre (Japon)

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L’invitation de Satoshi Miyagi et du Shizuoka Performing Arts Center (SPAC), Daniel Jeanneteau a séjourné au Japon de juillet à octobre 2011 pour y mettre en scène LA MENAGERIE DE VERRE de Tennessee Williams. Il y a retrouvé l’équipe qui l’avait accompagné pour la création de BLASTED de Sarah Kane en 2009.


au SPAC (Shizuoka Performing Arts Center), Japon
représentations du 18 octobre au 11 novembre 2011

La Ménagerie de verre

de Tennessee Williams
traduction Kazuko Matsuoka

mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau

avec
Kazunori Abe
Asuka Fuse
Haruyo Suzuki
Yuudai Makiyama

direction technique Atsushi Muramatsu
collaboratrice à la scénographie et constructrice Reiko Hikosaka
lumière Yuji Sawada
régie lumière Masayuki Higuchi, Ayaka Matsumura
régie son Yoshimasa Kojima
régie plateau Yosuke Sato, Aki Watanabe
costumes Yumiko Komai
assistante à la mise en scène Aki Yumoto
interprète Hiromi Yamada

production Kazato Saeki, Sakiko Nakano
assistante à la production Moemi Ishii

Production Shizuoka Performing Arts Center (SPAC), avec le soutien de Cultures France


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© D. Jeanneteau

« La pièce se passe dans la mémoire et n’est donc pas réaliste. La mémoire se permet beaucoup de licences poétiques. Elle omet certains détails ; d’autres sont exagérés, selon la valeur émotionnelle des souvenirs, car la mémoire a son siège essentiellement dans le cœur. »

Tennessee Williams

« La Ménagerie de verre » ouvre pour le metteur en scène et le scénographe un champ de liberté et de rêve peu courant. Rien n’y est réel, les figures sont des spectres, façonnées par la mémoire du narrateur, ses émotions, ses affects. Pas de cohérence obligée, pas de sens unifié. Un voyage dans une mémoire malade, entre l’angoisse et le rire.
Tennessee Williams lui-même encourage le metteur en scène à s’évader des contraintes du réalisme, et propose des configurations de jeu, des agencements de rapports traduisant les structures internes du psychisme bien plus que l’apparence extérieure des relations.
Il s’éloigne de l’imitation de la réalité pour inventer une dramaturgie du décalage, de la faille, de l’absence. Ses créatures sont affectées de troubles de la présence, les unes et les autres n’existent pas sur les mêmes plans de réalité, selon les mêmes modes d’apparition ni les mêmes densités physiques…
Chez Tennessee Williams, il n’y a pas de gravitation universelle. Chaque entité pèse d’un poids singulier, selon un système de masse inventé pour lui seul. Les pièces de Williams sont des agencements de solitudes. Les échanges sont improbables, les sentiments fusent hors des êtres et s’abattent comme des pluies, par l’effet d’une inconséquence fondamentale, originelle.
Ils sont perdus, et leur principale modalité d’occupation de l’espace est l’errance. Amanda erre dans sa maison, dans la ville, entre son fils et sa fille. Sa volonté, implacable, s’applique à effacer tout obstacle qui pourrait s’opposer à cette errance : que son fils s’incline, s’absente de lui-même, serve le quotidien et l’absolve de tout poids matériel ; que sa fille se taise, taise sa féminité, s’absente en spectatrice perpétuelle du théâtre obsessionnel de sa mère ; que Jim se prète à représenter en effigie le corps désirant de l’homme perdu et toujours désiré, qu’il se tienne en leurre et n’intervienne pas, n’existe, littéralement, pas. Elle est seule, elle erre enfermée dans un système clos.
« La Ménagerie de verre » exige la mise en place par le jeu d’une sorte de graduation de la présence, de perspective dans la densité, conférant à chaque être une pesanteur, un rythme, une opalescence variable. Chaque comédien doit jouer seul, en soi, mais avec les autres. Comme dans un système planétaire, beaucoup de vide sépare chaque corps. Beaucoup d’énergie circule entre ces corps.
La scénographie est un volume translucide qui expose et enclos ces corps dans une matrice impalpable. Posés sur un socle duveteux et pâle, Amanda, Laura, Tom et Jim circulent et se heurtent, s’évitent, s’ignorent, se cherchent. C’est par Tom que nous pénétrons cette matrice, il se tient au seuil et vacille, hésite, entre son aspiration au monde et l’appel angoissant de ses remords. La pièce contient une succession d’espaces mentaux encastrés les uns dans les autres. Tom se souvient et revit, dans une confusion totale du présent et du passé, le piège affectif qu’ont représenté pour lui sa mère et sa sœur. Amanda, dans un déni perpétuel du présent, revit à l’infini son passé idéalisé de jeune fille. Laura se réfugie dans un monde inventé par elle, sans référence à l’extérieur, où tout est fragile, transparent, lumineux et froid. Jim est prisonnier du rêve social majoritaire, il a subi le dressage idéologique et s’apprète à faire de son mieux pour ne pas en sortir.
Tout cela est en mouvement, selon une cosmologie complexe, régie par les sentiments, les peurs, les désirs… Plus qu’une histoire, « La Ménagerie de verre » est un paysage, un ensemble de distances séparant des blocs d’affectivité, traversé par des lumières, des obscurités, des vents et des pluies. La temporalité y est multiple, combinée en strates, en cycles, en réseaux…

Je retrouve avec plaisir l’équipe japonaise qui m’avait accompagné en 2009 pour la création de « Blasted » de Sarah Kane (que j’avais déjà mis en scène en France en 2005 dans une tout autre configuration).
Travailler Tennessee Williams avec des comédiens japonais déplace forcément les idées qu’on peut se faire de cet auteur. Faire du théâtre au Japon c’est faire du théâtre avec des corps japonais, c’est-à-dire une culture, une histoire, une tout autre humanité. Dans l’intimité des répétitions, c’est tout une civilisation qu’il me semble explorer, dans l’infini détaillement des différences. Entre ce que j’imagine et ce qu’ils me proposent, le décalage est permanent, parfois infime, parfois si grand qu’il en devient comique. Jour après jour il m’a fallut frayer un chemin dans l’opacité de nos différences, et ne pas chercher à les conquérir, à les déformer, à les gagner à la sensibilité occidentale. C’est leur différence que j’aime, et cette expérience irremplaçable de diriger à l’aveugle, dans une langue que je ne comprends pas, débarrassé du fardeau de sens qui accompagne toute lecture dans mon propre champ culturel. J’en suis ramené à l’humain seul, et parfois, dans l’intuition de l’instant et la pauvreté de mes moyens, il me semble toucher avec eux quelque chose d’inouï : notre incompatibilité linguistique dégage un espace de vision où les mots, redevenus pures manifestations du souffle, éclosent simplement et dansent devant nous aussi concrètement que des gestes.

Daniel Jeanneteau, Shizuoka le 30 août 2011

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maquette de la scénographie © D. Jeanneteau


photos de répétitions © D. Jeanneteau


Le Shizuoka Performing Arts Centre (SPAC)

Le SPAC est un centre de création théâtrale unique au Japon, et à bien des titres, unique au monde. Il a été créé en 1995 par la volonté du gouvernement local de la préfecture de Shizuoka. Il est l’un des premiers établissements du pays entièrement consacré aux arts du spectacle à bénéficier d’un financement public. Il dispose d’une troupe permanente, de personnels techniques et administratifs qualifiés, et occupe des locaux et des équipements qui lui sont entièrement dévolus. A l’image des centres dramatiques nationaux français, sa mission est la production et la création, mais aussi l’accueil d’artistes étrangers (aussi bien en tournée qu’en résidence de création), ainsi que la promotion des arts de la scène auprès d’un public extrêmement diversifié.

Le SPAC est dirigé depuis 2007 par le metteur en scène Satoshi Miyagi, prenant alors la relève de Tadashi Suzuki, fondateur de l’institution. Depuis quelques années, Satoshi Miyagi a établi une intense relation d’amitié et d’échange avec le monde théâtral français. En 2009, Daniel Jeanneteau a été l’un des premiers metteurs en scènes étranger sà y être invité pour une création. Il s’agissait de la mise en scène de « Blasted » de Sarah Kane. Pascal Rambert, Olivier Py, Omar Porras, Claude Régy, Jean Lambert-Wild, Frédéric Fisbach, Peter Brook… y sont venus présenter ou créer leurs spectacles.

Les installations du SPAC sont divisées en deux parties distinctes :
– le parc des arts de la scène (Butai Geijutsu Koen), dans la proche périphérie de Shizuoka, sur le mont Nihondaira. C’est un ensemble d’équipements offrant les meilleures conditions de création et de résidence : un théâtre en plein air de 400 places, un théâtre ellipsoïde de 100 places, une salle modulable d’une centaine de places, des salles de répétition, des logements, une cantine-cafétéria etc., le tout dans une architecture en bois d’Arata Isozaki, en pleine nature, parmi des plantations de thé.
– un théâtre de 350 places en ville, doté de tout l’équipement nécessaire (bureaux, atelier, cage de scène et cintres…) à l’intérieur du centre de congrès (Granship) construit lui aussi par Arata Isozaki.

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