Entretien avec Daniel Jeanneteau

Lignes de fuite

Entretien avec Daniel Jeanneteau

Bulbus est une pièce énigmatique. La lisant même plusieurs fois, on a le sentiment qu’elle ne cesse de contenir un mystère. On croit suivre une piste, ou une autre, et on se rend compte qu’elles nous échappent.

D. J. : La pièce est énigmatique, et elle le reste jusqu’à la fin. Comme si elle portait en elle une sorte d’étrange exigence à ne pas se résoudre, à ne pas s’accomplir en une parabole clairement lisible. Elle ne conduit pas à un savoir qui serait la somme de ses détails, ou le résultat d’un raisonnement, elle reste sans réponse. Les pièces d’Anja Hilling ont en commun qu’elles empruntent au monde, à la vie, à la réalité, au présent, des bribes de ce que nous connaissons, en les organisant dans un ensemble qui se dérobe à l’interprétation logique. Dans Bulbus, une sorte de glissement dans l’écriture nous entraîne d’hypothèse en hypothèse sans qu’aucune, sans doute, ne soit la bonne. Ses pièces comportent des éléments de réalité familiers, mais elles conservent une étrangeté inaltérable, qui pourtant nous concerne. Un peu comme une nasse, un filet, qui saisirait dans ses réseaux un certain nombre de thèmes, d’affects, d’images, les agencerait et les ferait parler entre eux. Si on sent que l’auteur porte un regard personnel sur la société de consommation, l’histoire du terrorisme, l’histoire de l’Europe ou les problématiques de filiation, son écriture n’est, en revanche, soumise à aucune idéologie. Elle réunit des matériaux, les fait s’entrechoquer et les installe dans des « lignes de fuite », comme dirait Deleuze, produisant des dynamiques, des rencontres, probablement aussi de la pensée, sans pour autant produire un discours.

Cette pièce semble appeler une relation très sensible au réel et aux êtres. L’aspect du conte prédomine : l’image de ces jeunes gens nus, prisonniers de la glace, nous renvoie aux contes de notre enfance, et à l’intimité qu’on entretient avec eux. Et on ne sait pas très bien où commence et où finit ce conte, comme on ne sait pas, au départ, comment se figurer les lieux de la pièce, ces deux espaces décrits : « sous la glace » et « sur la glace ». La chronologie du récit est également perturbée.

D. J. : L’image de départ est aussi celle de la fin : deux jeunes gens blottis dans la glace, heureux dans ce refuge paradoxal. On a le sentiment que la pièce est née de cette vision. Cela évoque le merveilleux des contes, ceux de Grimm ou d’Andersen… C’est l’histoire de deux enfants voués à s’aimer, marqués par le destin, séparés, menacés, et réunis enfin dans une vision étrange et lumineuse. Le caractère de conte vient aussi de l’écriture qui alterne des scènes théâtrales, distribuées en répliques, et de grandes plages narratives, portées par une seule voix. Alors les forces visionnaires de l’imagination prennent le relais, peuplent l’espace d’images : le conteur voit en lui ce qu’il nous raconte, et, parce que lui-même voit ce qu’il dit, nous pouvons à notre tour voir en nous les visions qu’il suggère…

Et c’est un autre mystère de la pièce, qu’à partir d’un présent figé, il soit tellement question du passé, plusieurs passés qui s’entremêlent. On dirait que la pièce mène une sorte d’enquête. Le jeune homme (Manuel) semble être là aussi pour enquêter.

D. J. : Oui et c’est en cela que la pièce est assez inracontable. Les circonstances, les situations agissent dans la pièce comme autant d’alibis, de leurres peut-être, permettant, sous couvert d’apparences familières, de faire vivre un autre plan, où des notions, des images, des sensations dialoguent entre elles plus librement. Au fond, si plutôt que de tenter de la comprendre, on regarde comment la pièce s’organise – sa géographie, sa morphologie – vue de l’extérieur, on voit deux êtres saisis dans un présent qui s’éternise, placés dans un espace hors temps (on dit que l’inconscient est un espace sans durée) et qui sont explorés, déployés intérieurement : leur naissance, la vie de leurs parents, leur abandon, leur prédestination. Anja Hilling fait jouer entre eux des blocs de réalité qui dialoguent mais ne s’assemblent pas.

À l’image des associations d’idées et d’images qu’on trouve dans les rêves ?

D. J. : Exactement. Comme dans les rêves ou les contes, la pièce avance en imposant les éléments de son paysage et de sa trame de façon inexpliquée, ouvertement arbitraire. Manuel, le jeune homme narrateur, le formule lui-même : « L’arbitraire. / L’arbitraire de l’intrigue / L’imbrication des circonstances… / Tu ne me crois pas. / Aucune importance. / Embrasse-moi et je retire tout. » Il y a sans doute là comme un manifeste de la liberté de l’auteur, qui exprime sa prérogative de créateur à agencer des mondes, sans souci de les rendre plausibles, pourvu qu’ils soient doués de vie, qu’ils « fonctionnent ». Son projet ne se réduit pas au fait de « raconter une histoire », mais consiste à agencer organiquement des blocs de vie, qui, dans un deuxième temps, produisent du sens. Il me semble que cela a à voir avec la poésie. La pièce avance en crabe, de façon latérale et non-linéaire, offre des pistes, des hypothèses, et s’arroge le droit de les contredire l’instant d’après. Un élément s’impose, nous oriente dans un certain registre de pensées, puis on l’abandonne pour un autre élément, un autre territoire, produisant d’autres images, d’autres émotions. Chaque couche laisse des traces qui finissent par constituer, sur un plan moins conscient, un paysage émotionnel singulier, violemment poétique. Les cinémas de David Lynch ou de Tarkovski construisent les émotions de cette façon.

Comme dans les jeux vidéos ou divers niveaux de réalité s’interpénètrent ?

D. J. : Les écritures contemporaines sont probablement travaillées par les nouvelles technologies de communication, qui elles-mêmes empruntent aux structures profondes du cerveau. On sait que notre cerveau est capable de mettre en relation des choses qui ne le sont pas dans la vie matérielle. Une couleur peut entrer en interaction avec un souvenir, qui lui-même peut conditionner la perception d’un geste. Une syntaxe hétéroclite est capable de produire une parole continue : l’esprit voyage d’élément en élément, d’affect en pensée. Le cerveau organise des éléments qui, selon les catégories de la raison, n’ont pas de lien entre eux, mais produisent une forme de langage. Nous ne savons pas déchiffrer consciemment ce langage, mais notre cerveau enregistre, pense, agit par lui.

La pièce contient d’ailleurs une métaphore physiologique très forte.

D. J. : Toute la pièce est saisie dans la métaphore de l’œil. Bulbus est le terme latin qui désigne le globe oculaire, et comme au début du Chien andalou de Buñuel, il est question d’inciser la rétine pour y pénétrer. Placées à l’intérieur de ce globe transparent – monde où règnent d’autres lois, d’autres temporalités, d’autres logiques –, les scènes de la pièce se donnent à observer comme des phénomènes étranges et inconnus : des situations, des comportements, des rapports. La pièce obéit à des lois qui nous échappent mais n’ont rien de gratuit. Pour s’en approcher, il faut se déplacer. Elle nous demande à nous, interprètes et spectateurs, de nous élargir, d’opérer sur nous-mêmes un travail de conquête et d’ouverture.

De façon énigmatique, les personnages semblent par moments se mettre à créer entre eux des jeux de rôles. Sans que l’on sache très bien s’ils rejouent des scènes de leur propre passé ou du passé des autres ?

D. J. : C’est un peu comme dans les dessins d’Escher où, dans une représentation d’architecture en perspective parfaitement maîtrisée, avec des points de fuite clairement repérables, un élément du premier plan entre en contact et se soude avec un élément du dernier plan dans un raccourci aberrant, impossible. Dès le premier coup d’œil on sent que quelque chose ne va pas, sans pouvoir dire exactement quoi. L’image est inquiète, troublée, vaguement pénible. Dans la pièce, certains personnages s’associent pour rejouer à un troisième une scène de son passé, alors qu’eux-mêmes n’y ont pas participé. Mais ils lui infligent le ressassement de ce passé, généralement catastrophique, dans un étrange raccourci du temps et de l’espace. « La responsabilité commence dans les rêves » disait Yeats. La pièce a la densité et la mouvance d’un rêve dans lequel on remâcherait sans cesse un passé problématique.

Autre motif important, outre la glace, le gel : ce sont les éclairs, l’orage, ces jeunes gens ont tous deux dans l’enfance été marqués par la foudre.

D. J. : Les deux enfants sont abandonnés par leurs parents la même nuit, au même moment. Ils ne se connaissent pas, ne se sont jamais rencontrés et, à l’instant même où ils sont abandonnés, tous deux sont simultanément frappés par un éclair qui les marque définitivement, sur le dos, du signe de l’œil. L’image est presque naïve, mais elle emprunte aux mythes, peut-être à l’histoire de Caïn et de sa descendance. À Dieu qui le chasse du paradis, Caïn demande comment survivre à la faute qu’il vient de commettre (le meurtre d’Abel). Dieu lui répond que lui et les siens seront marqués d’un signe qui perpétuera la mémoire de la faute, tout en les protégeant des autres vivants. Les deux enfants de Bulbus sont abandonnés chacun de leur côté dans des contextes qui correspondent à des problématiques importantes de l’Allemagne des années 80. D’un côté, les derniers avatars de la lutte armée issue de la contestation étudiante et de la Fraction Armée Rouge, de l’autre, la consommation de masse machinale, morose, aliénante. Par une espèce de raccourci à la fois merveilleux et bizarre, l’impossible héritage des parents s’inscrit sur le corps même des enfants en un signe brisé qui les rassemble, les désigne, les isole. Anja Hilling ne démontre rien, elle n’a pas de théorie, mais elle procède par touches discrètes. Il n’est pas anodin que Manuel soit l’enfant de parents terroristes, qui se sont suicidés pour ne pas dénoncer leur compagnon de lutte, pour échapper au jugement, mais aussi pour sauver leur peau, échapper à ce qui allait les confondre et les aliéner. De même que les parents d’Hänsel et Gretel, dans le conte des frères Grimm, abandonnent leurs enfants dans la forêt pour sauver leur peau, parce qu’il y a trop de bouches à nourrir et qu’il n’y a plus rien à manger. Plutôt que de se sacrifier eux-mêmes, ils commettent le péché fondamental, la faute contre l’espèce, qui consiste à sacrifier les enfants, l’avenir, les générations futures. C’est alors aux enfants, privés de soutien, d’amour, sans formation à la vie, d’inventer leur propre chemin, de créer l’intelligence et l’amour qui leur permettront de vivre et fonder, peut-être, une autre humanité.

On a le sentiment que ces deux jeunes gens ne savent pas exactement ce qui pèse sur eux. Ils sont marqués, physiquement, la marque de la foudre, formant un demi-œil au dos de chacun. Le poids du passé est indéniable, mais ils semblent en être traversés comme par une vision, un état visionnaire ?

D. J. : Exactement ! Quand Manuel parle, qu’il porte le long récit narratif qui traverse la pièce, on a l’impression qu’il est train de voir ce qu’il dit. Il ne s’en souvient pas, il ne s’agit pas non plus de choses apprises, il les voit. On dit de Mozart qu’il ne concevait pas sa musique, qu’il ne la pensait pas, mais qu’il la voyait, qu’elle était devant ses yeux au moment où il la notait sur le papier. Cela renvoie peut-être à la liberté dont use Anja Hilling dans chacune de ses pièces, agençant entre eux des blocs de réalité, les frottant les uns aux autres, créant un halo de sens et d’émotions accompagnant l’action, le présent du moment. La pièce ne nous conduit pas vers une destination certaine mais, dans le cours de la représentation, nous aurons caressé toutes sortes de pensées, créé des liaisons nouvelles entre des éléments que nous avions l’habitude de ranger autrement. La fin est paradoxale, peu interprétable. Elle ne se referme pas, et laisse comme une blessure qu’il nous revient de soigner en la pensant. La gageure de la mise en scène, au milieu de cette constellation de blocs et de mouvements, c’est de lever un monde, inventer un biotope qui mette en vie sans rien élucider, qui préserve la part d’incertitude, d’inaccomplissement. La pièce ne s’achève pas sur une conclusion. Elle s’interrompt, ou plutôt s’amenuise, progressivement, et s’interrompt. Peut-être à l’image de la vie. Que peut-on conclure de l’existence ? Nos existences trouvent-elles un sens à l’instant où elles s’achèvent ? Les deux jeunes, sous la glace, se disent : on est bien là, on reste. Ils s’embrassent longuement, en silence.

Entretien réalisé à la Colline le 2 novembre 2010.