A l’invitation de l’Ircam dans le cadre des laboratoires In-Vivo, Daniel Jeanneteau prépare avec le compositeur Daniele Ghisi l’installation-performance MON CORPS PARLE TOUT SEUL sur un texte de Yoann Thommerel.
création lors du festival de l’Ircam MANIFESTE- 2015
au CENTQUATRE-Paris atelier 9
les mardi 30, mercredi 1er et jeudi 2 juillet de 19h à 22h
In-Vivo Théâtre
Mon corps parle tout seul
installation-performance (20’)
texte Yoann Thommerel
mise en scène Daniel Jeanneteau
musique Daniele Ghisi
vidéo Mammar Benranou
assistant à la mise en scène et à la scénographie Olivier Brichet
assistant scénographie Tom Huet
comédienne Emmanuelle Lafon
coproduction Ircam-Centre Pompidou, Studio-Théâtre de Vitry
l’Ircam est partenaire du CENTQUATRE-Paris pour l’accueil des projets d’expérimentation autour du spectacle vivant.
Un espace aux frontières indéfinissables, à l’obscurité douce. On y pénètre par une succession de sas préparant progressivement l’œil à la pénombre.
Un groupe peu nombreux de spectateurs entre et s’engage presque à l’aveugle dans ce vide sans limites claires. Rien de précis à voir, mais peu à peu l’étendue se creuse, vers ce qui apparaît comme une obscurité plus profonde, une trouée, un orifice en suspension, à mi-hauteur, indécis et, semble-t-il, mouvant. Une profondeur de noir dans un indéfini de gris. On ne peut pas s’en approcher au-delà d’une certaine limite.
Ce qui n’est pour l’instant qu’une tache plus sombre flotte, vacille, tremble, se trouble, hésite entre flou et net.
Des luisances se dessinent, des reflets, des viscosités, des suintements.
Puis l’orifice s’anime, change de forme, s’aplatit, se referme, s’ouvre grand et lâche un souffle massif et tiède, humide. Aspire, tousse, articule des syllabes insonores, claque. Bruits de la mécanique des articulations, des mâchoires, de la langue, des dents.
C’est une bouche.
Sans corps, sans dents visibles, mais douée d’haleine, de souffle, de glotte, de cordes vocales… Organe privé de corps mais continuant d’articuler, de vocaliser, d’émettre, de hacher l’air en fragments de souffle.
Des mots viennent, clairement reconnaissables. Des associations de mots, des phrases, des énumérations. Une parole.
Peu à peu l’articulation nette se remplit d’une ombre sonore, et la parole se transforme en ce dont elle parle. Elle ne dit plus de choses, elle devient ces choses. Le langage devient objet vrai, d’une manière très souple, presque imperceptible.
Chaque son continue d’être émané, initié, animé par la bouche. Les mots devenus matière sonore conservent pourtant la même articulation, l’empreinte exacte d’une signification de moins en moins reconnaissable. Plus tard, cette empreinte est elle-même perdue. La bouche produit alors une séquence de véritables explosions, de crépitement de feuilles, de sons concrets. Peut-être un chant, en hoquet, vite coupé.
C’est alors qu’il faut à nouveau apprendre à parler…
D. J. – D. G.
« Suite à la production des Aveugles de Maurice Maeterlinck, à laquelle l’Ircam avait activement participé, nous avons souhaité renouveler l’aventure. Toutefois, au lieu de travailler sur une œuvre scénique déjà existante, nous avons préféré partir de zéro, en collaboration avec un compositeur. En l’occurrence, je me suis senti des affinités avec Daniele Ghisi.
Tout est parti d’une première proposition de Daniele : l’intuition d’une bouche comme origine de tout son, de toute parole articulée, de toute pensée. Que de cette bouche toutes choses puissent sortir, matières et mots. Et que tout cela sortant de la bouche devienne musique. Nous en avons parlé à l’auteur Yoann Thommerel qui travaillait de son côté sur l’idée d’un corps parlant séparément de son moi… Ce faisceau d’intuitions s’est peu à peu rassemblé autour de l’idée d’une bouche géante, immatérielle, parlant dans le vide, hologramme sonore et visuel d’un organe sans corps mais doué d’entendement… une bouche sans corps, un ectoplasme, un spectre, un oracle. »
Daniel Jeanneteau
« La voix parlée est un élément sonore très important dans mon univers musical. Ici, j’ai voulu faire basculer la voix parlée « normale » vers une voix qui parlerait avec des « objets sonores ». La transition est fluide et douce, sur toute la durée de l’œuvre. Peu à peu, alors même que le discours sonore conserve la forme, l’enveloppe et l’articulation de la voix parlée, le timbre de la voix se colore de sons, de bruits — en lien avec le texte dit. Au cours de la partie centrale, on saisirait presque le sens du texte dit. Puis on s’en éloigne encore. Jusqu’à ce que ne sortent plus de la bouche que des objets musicaux, excessivement concrets. »
Daniele Ghisi
Déplacer les artistes en présence
Entretien croisé avec Daniel Jeanneteau et Daniele Ghisi
Daniel Jeanneteau, pour l’homme de théâtre que vous êtes, qu’apporte la musique sur scène ?
Daniel Jeanneteau : La musique « sur scène », en tant que telle, ne m’intéresse pas spécialement. C’est à dire séparément du jeu, de la dramaturgie, de l’événement de la représentation. Elle commence à m’intéresser à partir du moment où elle ne demande plus qu’on l’écoute. J’aime la musique en tant qu’action sur l’espace, quand elle en définit la temporalité, la couleur, la tension. Elle intervient alors comme l’un des paramètres physiques de l’instant, au même titre que les surfaces et les distances, la lumière. Il était intéressant d’entendre les spectateurs assistant une deuxième fois à la représentation des Aveugles, s’étonner de la dimension très « musicale » du spectacle. Ils ne l’avaient pas remarquée la première fois, alors que la représentation est presque saturée d’événements musicaux. Le travail d’Alain Mahé et Sylvain Cadars réalise, il me semble, le paradoxe d’un environnement musicalement abstrait mais capable, par le détour de la forme, de restituer la matérialité d’une expérience… Aucune imitation de la réalité, mais une réinvention du monde par le biais de la sensation et du signe.
Qu’apporte l’ajout au mélange scénique de l’outil d’informatique musicale de l’Ircam ?
D.J. : Pour ma part, c’est essentiellement la possibilité de réaliser des espaces sonores d’une extraordinaire richesse, de littéralement mettre en scène l’espace comme l’un des protagonistes centraux, vivants, de réaliser l’intuition de Maeterlinck qui voyait dans le paysage, la nature, le cosmos entier, une sorte d’immense psychisme en perpétuelle activité.
Dans le cadre de cet atelier In Vivo Théâtre, en particulier, quelles technologies électroacoustiques ou d’informatique musicale avez-vous choisi d’utiliser ?
D.J. : L’atelier In-Vivo que nous préparons utilisera principalement les possibilités de la WFS, cette technique de diffusion capable de réaliser dans l’espace, à distance et comme sans support matériel, des sortes d’hologrammes sonores… Rien de vraiment spectaculaire dans ce prodige, qui ne peut se réaliser que dans un périmètre restreint, mais la stupeur de saisir quelque part dans un vide indifférent la réalité d’une présence toute proche, intime, parlant à notre oreille.
Daniele Ghisi : Pour reconstruire l’enveloppe vocale à partir d’événements musicaux (ce qui est l’objet du travail musical ici), j’utilise divers algorithmes, dont des algorithmes de musaïque développés par l’Ircam. La musaïque est l’équivalent sonore de la mosaïque : l’idée est de restituer un geste global en assemblant une multitude de petits gestes. Etant moi-même fasciné par la dialectique unicité/multiplicité, les briques élémentaires qui me servent ainsi à reconstituer le geste musical (ici la forme de la voix) reproduisent, à leur échelle, le geste musical en question.
Je travaille donc avec une vaste base de données, où l’on trouve à la fois des échantillons préenregistrés, mais aussi des fragments d’œuvres du passé — tous ces échantillons étant mêlés et retraités au cours de l’écriture, jusqu’à ce qu’ils deviennent méconnaissables (même pour moi !). On a parfois des surprises : si les Lieder de Schubert sont très adaptés à la musaïque, ceux de Schumann sont beaucoup plus difficile à manier !
Qu’est-ce qui vous attire dans ce genre d’atelier et de collaboration ?
D.J. : La règle du jeu des ateliers In Vivo est de plonger une équipe de théâtre ou d’art plastique, et tout son imaginaire, dans l’univers de l’Ircam. Ou du moins d’organiser une rencontre entre la première et un aspect du second. Cela entraine un déplacement des deux artistes en présence.
D.G. : J’aime beaucoup le travail en collaboration, et j’espère en faire davantage à l’avenir.
J’aimerais en effet remettre en question un aspect que l’on conçoit souvent comme axiomatique du travail du compositeur : celui d’un travail solitaire. Dans d’autres disciplines artistiques, et même dans le domaine musical, en rock, en chanson ou en jazz, les travaux à deux, à trois et même à quatre sont monnaie courante. Je pense que le compositeur du XXIe siècle ne sera pas seul à sa table — il ne l’est déjà plus vraiment, mais que se passerait-il si on poussait plus loin encore, et si nos musiques étaient un champ d’exploration collectif ?
Travailler avec quelqu’un qui vient d’un autre horizon est une bonne manière de commencer, d’autant que j’ai très envie de mettre en jeu ma musique dans des domaines qui ne sont pas exclusivement musicaux.
Propos recueillis par J.S.
Entretien vidéo avec Daniele Ghisi
Entretien vidéo avec Daniel Jeanneteau