Iphigénie en Aulide

Iphigénie en Aulide

Mars 2001
Création au CDDB Théâtre de Lorient du 6 au 10 mars 2001
Au TNS Strasbourg du 20 mars au 7 avril 2001
En tournée au Théâtre de la Cité Internationale à Paris, à la Scène Nationale d’Aubusson, à la Scène Nationale de Cavaillon, à la Manufacture CDN de Nancy

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De Jean Racine

Mise en scène et scénographie : Daniel Jeanneteau
Collaboration artistique et lumière : Marie-Christine Soma
Costumes : Isabelle Périllat
Dramaturgie : Gérard Müller
Régie Générale : Damiano Gatto
Régie lumière : Daniel Dollinger
Régie plateau : Gérard Logel
Machinistes : Lionel Roumegous, Cécile Benoiston
Stagiaire régie : Anne Vaglio

Avec :
Valérie Dashwood
Raphaëlle Gitlis
Clotilde Mollet
Miloud Khétib
Laurent Poitrenaux
Serpentine Teyssier

Coproduction Théâtre National de Strasbourg, CDDB de Lorient,
La Manufacture – CDN de Nancy-Lorraine

Avec le soutien du Théâtre de la Cité Internationale à Paris et l’aide à la création / DRAC Ile-de-France

J’ai lu Racine pour la première fois il y a trois ans. Je ne sais pas comment cela s’est fait, mais je ne l’avais jamais rencontré auparavant. Pas même au collège. Je me souvenais un peu du Malade Imaginaire, un tout petit peu de Cinna, mais de Racine, rien. Suivant Claude Régy dans son aventure contemporaine, les classiques me paraissaient bien gris. Un metteur en scène me proposa de travailler sur Phèdre. Je lus Phèdre, puis les autres pièces, et je fus, mais alors au-delà de toute mesure, subjugué. Ce n’était pas du tout ce qu’on m’en avait dit. J’étais indigné et très heureux. Un peu comme quand on lit La Bible pour la première fois seul, et qu’on découvre la fiévreuse et foisonnante liberté d’un monde qu’on pressent toujours vivant en soi. Au-delà de toute morale simple. Une humanité entière, contradictoire, violente, pétrie de désirs, souvent perdue, mais toujours vivante. Racine était présent à ma vie de la façon la plus évidente, sans que l’habituel revêtement classique ne parvienne à l’éloigner. Dans ses vers que je croyais usés demeurait une vie prête à bondir comme une bête tapie dans la broussaille.

Mon ignorance de la culture classique me fut une vraie chance. Aucun passif, hormis une certaine idée d’ennui et de poussière, ne m’empêcha de lire cette poésie violente et subtile, aujourd’hui plus proche à mes yeux de René Char ou de Paul Claudel que de n’importe quel autre auteur du XVIIe siècle. C’est pourquoi, lorsqu’il y a quelques temps, inopinément, la possibilité me fut offerte de mettre en scène un texte de mon choix, Racine est venu tout seul, presque à mon insu. J’en ai été le premier surpris. Je me croyais voué par nature au théâtre contemporain.

Antoine Vitez disait que l’alexandrin n’est pas le même d’une pièce à l’autre de Racine. Chaque tragédie de Racine est une entreprise complète et autonome, une piste nouvelle explorée à fond et abandonnée. Il n’y a pas à proprement parler d’évolution dans l’œuvre de Racine. Du moins pas d’évolution linéaire. Il y a une succession d’aventures du langage. Et dans le cours même de chaque tragédie, l’alexandrin change encore, traduisant dans sa forme la vie profonde de chacune des figures. Loin des conceptions strictement métriques du rythme.

Paul Claudel, qui n’aimait pas beaucoup la versification classique, avait une profonde admiration pour Racine. Il trouvait chez lui cet accord intérieur des sonorités, qu’il a recherché après Rimbaud, et qui constitue, plus que la seule abstraction métrique, la matière même de la poésie.

À la fin de sa vie, et pour mettre à distance une fièvre qu’il ne pouvait manquer de désavouer, Racine a lui même normalisé, empoussiéré son œuvre, en systématisant la ponctuation selon une certaine idée de la correction grammaticale. Jusqu’alors la ponctuation avait eu pour fonction de marquer les respirations et de noter l’expression. La ponctuation grammaticale est inerte, et ce qu’elle propose d’expression le plus souvent ne fait que refléter les conceptions les plus conventionnelles de l’émotion. La ponctuation originale, loin de tout systématisme, restitue le rythme subjectif du vivant, de l’instant vécu. C’est un rythme qui change tout le temps, qui prend la forme de ce qui se vit plus que de ce qui se dit.

Sur le même mode péremptoire et inattendu et plus que toute autre tragédie de Racine, Iphigénie s’est littéralement imposée à moi. En raison précisément des défauts qu’on lui reproche. Sans personnage véritablement central et exemplaire, complexe et troublante, on peut dire qu’elle est décevante. Certains critiques vont même jusqu’à la considérer comme une œuvre secondaire. C’est une fois de plus ne pas comprendre à quel point Racine a eu le souci d’adapter la forme de ses œuvres au fond qu’il souhaitait développer et que son projet était précisément d’explorer l’incertain, l’ambigu, le «-non-définissable-» de tout échange humain.

Cette tragédie décrit une humanité prisonnière de l’immobilité. Les Grecs réunis dans le port d’Aulis ne parviennent pas à quitter le rivage pour conquérir la ville de Troie, en raison d’une absence exceptionnellement durable de vent. Dans l’impatience du combat, l’éloignement du foyer et l’aridité du lieu, les liens, les alliances, tout ce qui maintenait unie cette collectivité en mal de violence se décompose, les forces prêtes à détruire s’exaspèrent et finissent par se retourner contre elles-mêmes. Un oracle vient répondre au besoin de violence en exigeant un sacrifice qui devra épuiser les forces de destruction : Artémis, la déesse vierge et chasseresse, demande que l’on égorge la fille du roi sur son autel. C’est à ce prix que le vent, c’est à dire le mouvement, reviendra.

La décomposition violente de cette société affecte la structure même de la pièce de Racine. Rien de linéaire, rien de simple, mais des humains perdus dans un monde dont ils ne perçoivent plus la globalité. Il s’agit là moins d’explorer l’intériorité douloureuse d’un personnage central travaillé par la passion, que de comprendre comment toute une société peut, insensiblement, se laisser gagner par le vertige du pire. La catastrophe chez Racine se mêle toujours d’un puissant érotisme. Les forces qui dressent les hommes les uns contre les autres sont aussi celles qui les font se désirer. L’œuvre de Racine, ignorant les siècles, vient se nourrir directement aux archaïsmes si profondément humains de l’œuvre d’Homère. L’Iliade est derrière toute la poétique de Racine, et derrière L’Iliade, l’âge de Bronze respire encore…

Daniel Jeanneteau
26 février 2001

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