Les Aveugles (Japon)

Les Aveugles au Japon

 

À l’invitation de Satoshi Miyagi, directeur du Shizuoka Performing Arts Center (SPAC), et après Blasted de Sarah Kane en 2009 et La Ménagerie de verre de Tennessee Williams en 2011, Daniel Jeanneteau est retourné au Japon ce printemps 2015 pour créer la version japonaise des AVEUGLES de Maurice Maeterlinck. Ce spectacle réunissant des comédiens amateurs et professionnels de la région de Shizuoka a été présenté en plein air dans la forêt du Nihondaira lors du Festival de Printemps du SPAC, les nuits des 25, 27 avril, 1er, 2, 4 et 5 mai 2015.


Création en plein air lors du Festival de Printemps du SPAC
les 25, 27 avril, 1er, 2, 4 et 5 mai 2015 à 19h

MÔTEN-TACHI 盲点たち (LES AVEUGLES)

de Maurice Maeterlinck

traduction Akihito Hirano
mise en scène et conception scénique Daniel Jeanneteau
conception sonore Isabelle Surel
sons additionnels Alain Mahé
ingénierie sonore et informatique musicale Sylvain Cadars

avec Asuka Fuse, Kuniko HamazakiYukio Kato, Tsuyoshi Kijima, Kiyomi KobayashiKatsuhiko Konagaya, Noriyo Masui, Hisanobu OchiaiYoneji Ouchi, Ayako Terauchi, Kikuko YasohamaHisashi Yokoyama…  (comédiens de la troupe permanente du Shizuoka Performing Arts Center et amateurs de la région de Shizuoka)

production Shizuoka Performing Arts Center, avec le soutien de l’Ircam-Centre Pompidou, de L’Institut Français et de l’Ambassade de Belgique au Japon


 

Un film de Mammar Benranou

Douze aveugles en pleine nature attendent le retour d’un prêtre qui les a guidés jusque là. Mais ce prêtre est mort parmi eux. Il est absent d’être mort.

Dans ce poème visionnaire et très simple, presque immobile, la seule action réside dans la lente découverte, par un groupe disparate de personnes traversées par les mêmes sensations, de leur solitude dans un monde qu’ils ne comprennent pas, et de l’imminence de leur disparition.

Agissant comme un piège pour l’imagination, la pièce produit l’effet d’un attentat, d’un acte brut : d’un coup, la mise à nu d’une vérité ultime, obscène, et pas de réponse. Un geste contemporain, indéfiniment contemporain de tout vivant.

« Tu vas mourir. » C’est tout.

De quoi regarder ce qui nous entoure autrement, et reconsidérer le prix de chaque chose. De quoi, peut-être, repenser la communauté.

Le texte est un entrelacs complexe de motifs simples, une partition précise de silences et de mots, de répétitions, de cris confus et de respirations. Il ne raconte rien, mais il produit de l’espace, du froid, du temps, un monde de visions affectant les sens.

Il appelle une mise en œuvre chorale de la parole, avec une attention particulière aux questions du son, de la spatialité des voix, des tessitures. Plus qu’une scénographie, il exige la constitution d’un véritable paysage de la voix, à travers l’expérience d’une perception de l’espace qui ne passe plus exclusivement par le visible.

Il demande aussi de réunir une communauté d’humains, à la fois non différenciés et solitaires, sans nom mais solidement incarnés, sans visages mais tous singuliers.

Sur scène, les seuls moyens à la disposition des interprètes résideront dans leur capacité d’imagination : pratiquement aucun geste, aucun déplacement, aucune interprétation. Pas de mise en scène, pas de jeu d’acteur, mais une grande force psychique, un cerveau actif et à l’affût, tirant de chaque mot, de chaque silence et du rythme commun, la faculté de produire de la réalité…

Daniel Jeanneteau, octobre 2012

 


Tsuyoshi

Yoneji

Aveugles et Fuji
© D. J.

Sans titre-2
© Mammar Benranou


De Vitry au Nihondaira

Entretien avec Wilson Le Personnic

– Qu’est-ce qui vous a motivé à mettre en scène Les Aveugles de Maurice Maeterlinck ?

C’est une très ancienne histoire. J’ai découvert Maeterlinck adolescent, par une chanson de Julos Beaucarne qui avait mis en musique l’une des « Quinze chansons » (Elle est venue vers le palais). Le poème est magnifique, énigmatique, bouleversant sans que l’on comprenne bien pourquoi. A partir de ce moment j’ai cherché d’autres oeuvres de Maeterlinck. Les Aveugles est peut-être sa pièce la plus radicale, la plus désespérée, la plus violente. J’ai rêvé dès cette époque de la mettre en scène. Ce travail a donc été pour moi la réalisation d’une très ancienne promesse.

– L’idée du dispositif scénique et du brouillard vous est-elle venue dés le départ ?

Le brouillard s’est imposé dans un deuxième temps. L’idée première a été de ne pas différencier les acteurs et les spectateurs, de réunir une communauté unique, anonyme, et sans direction; de placer les spectateurs parmi les aveugles comme s’ils étaient aveugles eux-mêmes (c’est à dire, au fond, d’abolir la notion de handicap). Les acteurs jouent d’ailleurs les yeux ouverts, se regardent les uns les autres, ne miment en rien la cécité. La grande question de cette pièce est le paysage, l’espace extérieur du monde, incompréhensible et inquiétant, infiniment vivant. L’assemblée des spectateur, dans son étendue et sa vie incontrôlable, figurait de la meilleure façon le corps même du paysage, l’étendue du monde. Le brouillard, associé à une lumière crue et forte, nous a permis de produire de l’aveuglement, une obscurité lumineuse, sans avoir besoin d’éteindre la lumière pour faire le noir (ce qui m’a toujours paru un peu bête au fond). Il exempt le spectateur de l’effort de regarder (la plupart fermaient les yeux), le détourne de l’image, le reconduit calmement vers sa capacité de vision (d’avoir des visions).

– Comment s’est déroulé la collaboration avec l’équipe de l’Ircam ? Aviez-vous une idée précise de l’environnement sonore ?

La collaboration avec l’Ircam a été très agréable et stimulante. Je suis venu les voir en leur proposant une sorte de défi, une gageure: comment dépasser, dans la construction d’un paysage sonore, la seule duplication artificielle des sons, afin de susciter la vérité d’une présence… J’ai toujours été frappé par le fait que les réalisations les plus étonnantes de l’Ircam ne nous parviennent la plupart du temps qu’à travers la banalité d’une amplification clairement artificielle. En venant les voir, et avec la collaboration d’Alain Mahé, je voulais littéralement leur confier la réalisation de la scénographie du spectacle, qu’ils suscitent ensemble l’architecture organique et mobile indispensable à la figuration de ce drame immobile… Cela impliquait un grand travail de diffusion, de spatialisation, de recherche sur les niveaux, les nappes sonores, les combinaisons de sons abstraits et de sons réels…

– Vous avez signé les décors de  Régy pendant plus de quinze ans. Il vient également de mettre en scène un texte de Maurice Maeterlinck…

En fait j’ai rencontré Claude Régy par Maeterlinck, quand je suis allé voir en 1986 au TNS à Strasbourg sa première mise en scène d’Intérieur. Plus tard j’ai conçu la scénographie de sa mise en scène de La Mort de Tintagiles (TGP Saint-Denis, 1997). Il se trouve, c’est une drôlerie de la vie, que je vais mettre en scène Les Aveugles au Japon pour le théâtre où il a mis en scène Intérieur. C’est un théâtre (le SPAC à Shizuoka) où j’ai déjà créé deux spectacles (Blasted de Sarah Kane en 2005 et La Ménagerie de verre de Tennessee Williams en 2011). Nous continuons de naviguer dans des eaux proches, même si je pense avoir beaucoup divergé depuis dix ans.

– Le Shizuoka Performing Arts Center vient de vous inviter pour recréer Les Aveugles en plein air dans la forêt de Nihondaira…

C’est une idée merveilleuse: ne pas reproduire le dispositif de la création française, mais chercher la fiction de l’espace dans l’environnement même de leur théâtre, qui se trouve installé dans un magnifique massif de montagnes couvertes de forêts, le Nihondaira. C’est un spectacle que nous ferons sans scénographie, sans lumières et sans costumes, avec un groupe de comédiens amateurs et professionnels comme en France. Sur la base du même principe de non différenciation du public et des acteurs, le travail de l’espace se concentrera sur le son, mais d’une façon moins musicale qu’en France: il s’agira d’inquiéter la forêt, d’accentuer le trouble par l’adjonction, aux mille bruits de la nuit, de sons concrets et plausibles mais peu interprétables… Une sorte de langue étrangère parlée par la nuit et les éléments, quand les humains n’y sont pas. Je suis allé au Japon la semaine dernière, nous avons trouvé le site du spectacle. Je commence les répétitions le 4 mars.

– Une patinoire dans Bulbus, du Brouillard dans Les Aveugles, un sol rocailleux dans Faits, la forêt de Nihondaira semble presque être une suite logique…

Oui c’est vrai. Mais cela a commencé il y a plus longtemps que ça. J’ai souvent eu recours à la matière, c’est à dire à la sensation, pour qualifier mes espaces et les faire dialoguer fortement avec les corps (un bassin rempli de boue pour Jeanne d’Arc au Bûcher, de la poussière de cuir pour Quai Ouest, du béton et du carrelage pour Quatre heures à Chatila, de grandes quantités d’eau pour Pelléas et Mélisande…). Cela en alternant avec des espaces tout à fait abstraits et « propres »… J’aime bien voyager d’un extrême à l’autre.

– Je suis curieux de savoir comment vous allez vous appropriez cette espace en plein air…

Moi aussi, je pense que cela ne va pas être facile, d’autant que le printemps est la saison des pluies au Japon! Mais les japonais vivent les éléments très différemment de nous, et endurent un pays et un climat bien plus violents que les nôtres. S’il pleut, ils n’interrompent pas les spectacles en plein air, et les spectateurs restent. Ils vivent avec la pluie, avec le froid. La vérité de la nature représentera sans doute la plus grande difficulté dans sa confrontation avec nos petits moyens artificiels. Je ne voudrais pas la violenter, mais la subvertir par des interventions subtiles, délicates, discrètes… Trouver assez d’intimité dans le groupe d’humains que nous formerons avec le public pour pouvoir voyager ensemble contre le monde vivant, incontrôlable et parfois hostile qui nous entourera…

entretien réalisé en janvier 2015 pour le site ma culture


Le Shizuoka Performing Arts Centre (SPAC)

Le SPAC est un centre de création théâtrale unique au Japon, et à bien des titres, unique au monde. Il a été créé en 1995 par la volonté du gouvernement local de la préfecture de Shizuoka. Il est l’un des premiers établissements du pays entièrement consacré aux arts du spectacle à bénéficier d’un financement public. Il dispose d’une troupe permanente, de personnels techniques et administratifs qualifiés, et occupe des locaux et des équipements qui lui sont entièrement dévolus. A l’image des centres dramatiques nationaux français, sa mission est la production et la création, mais aussi l’accueil d’artistes étrangers (aussi bien en tournée qu’en résidence de création), ainsi que la promotion des arts de la scène auprès d’un public extrêmement diversifié.

Le SPAC est dirigé depuis 2007 par le metteur en scène Satoshi Miyagi, prenant alors la relève de Tadashi Suzuki, fondateur de l’institution. Metteur en scène de renommée internationale, Satoshi Miyagi a présenté au Festival d’Avignon 2014, dans le cadre prestigieux de la carrière Boulbon, une mise en scène mémorable du « Mahabharata« . Sous son impulsion, le SPAC a établi depuis quelques années une intense relation d’amitié et d’échange avec le monde théâtral français. En 2009, Daniel Jeanneteau a été l’un des premiers metteurs en scènes étrangers à y être invité pour une création. Il s’agissait de la mise en scène de « Blasted » de Sarah Kane. Pascal Rambert, Olivier Py, Omar Porras, Claude Régy, Jean Lambert-Wild, Frédéric Fisbach, Peter Brook… y sont venus présenter ou créer leurs spectacles.

Les installations du SPAC sont divisées en deux parties distinctes :
– le parc des arts de la scène (Butai Geijutsu Koen), dans la proche périphérie de Shizuoka, sur le mont Nihondaira. C’est un ensemble d’équipements offrant les meilleures conditions de création et de résidence : un théâtre en plein air de 400 places, un théâtre ellipsoïde de 100 places, une salle modulable d’une centaine de places, des salles de répétition, des logements, une cantine-cafétéria etc., le tout dans une architecture en bois d’Arata Isozaki, en pleine nature, parmi des plantations de thé.
– un théâtre de 350 places en ville, doté de tout l’équipement nécessaire (bureaux, atelier, cage de scène et cintres…) à l’intérieur du centre de congrès (Granship) construit lui aussi par Arata Isozaki.

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