Une lecture

STUDIO-THÉÂTRE DE VITRY, UNE LECTURE

par Jean-Pierre Jatteau (futur Jean-PierreThibaudat), in Travail Théâtral, été 1975

situation

Où sommes-nous ? À Vitry, dans une banlieue ouvrière, à gestion démocratique, dans la France des années 70. C’est dans ce cadre contradictoire – privilégié quant aux analyses qu’il autorise et à la responsabilité qu’il suppose, éprouvant mais bénéfique quant a la conscience journalière qu’il impose de l’écart entre le bien-fondé des structures mises en place et leur difficile activation –que le Studio-Théâtre travaille. Non sans ambigüités : prendre en compte des besoins, c’est aujourd’hui, à Vitry comme ailleurs, créer des structures qui ne peuvent que très partiellement les satisfaire ; travailler pour le plus grand nombre, c’est aussi risquer de se faire piéger par une fausse analyse de la situation (mimétisme bourgeois, marché, indice de fréquentation). Mais ce sont là, objectivement, des ambigüités productives, car elles posent la revendication d’un autre état des choses. Elles sont un lieu concret de contradictions : celles d’une équipe de création implantée.
Vitry ? Banlieue sud de la région parisienne, 100000 habitants (50 % d’ouvriers, 21 % d’employés, 15 % de cadres… dans la population active), une zone industrielle (Rhone-Poulenc, centrales E.D.F., etc.), une grande surface, de nombreux petits commerçants et artisans, un nouveau Vitry, des pavillons anciens. Sur une vaste étendue (1 168 ha), de nombreux quartiers : le plateau, la gare, le centre, le fort, le Port-à-l’Anglais, les Malassis ; et des cités-quartiers : Balzac, Rosenberg, Péri, Fabien, Champollion… Mais aussi: 40 entreprises fermées depuis 1967, 70000 m2 de terrains industriels inoccupés, les trois cinémas de la ville — Palace, Central, Casino — fermés ou détruits ; plus de dancing, aucun café ouvert après 23h30. Une ville : une nomenclature, des chiffres, un vécu. C’est cela et bien d’autres choses qui font de Vitry cette ville que je nommerai, ici, par commodité, « la ville ».
Le Studio ? Schématiquement — il va de soi qu’un historique strictement chronologique serait plus sinueux et nuancé — nous pouvons cerner trois périodes autour de trois dates charnières : naissance, première réalisation, première création au sens plein du terme.

implantation

Au mois de mai 68, présentant un montage de textes de Brecht, d’Artaud et d’autres, le S.-T. entrait dans les usines occupées de Vitry, les C.E.T., les lycées. Devant des travailleurs ou de futurs travailleurs, les comédiens parlaient de leur travail et de leur outil. Les portes d’usines réputées infranchissables s’ouvraient. Dans la foulée, l’équipe lançait dans la ville une campagne d’adhésion au S.-T., le plus souvent au porte à porte. 1 500 adhérents, un succès. Vitry, 80 000 habitants alors, mesure du succès. Pourquoi cette campagne ? C’est que le S.-T. voulait « faire en sorte que tous, à l’intérieur de la cité, deviennent partie prenante de l’entreprise », c’est qu’« il n’est pas de théâtre à vocation populaire qui ne doive s’enraciner au plus profond de la réalité humaine et sociale qui est la sienne » (J. L. 68). Ainsi le collectif du S.-T. s’insérait-il à l’intérieur d’un collectif plus vaste : les adhérents, qui avaient pour fonction d’être un microcosme de la ville orientant, nourrissant et répercutant l’action de l’équipe sur la cité. Le S.-T. se définissait alors comme « une équipe de création et d’animation autour de ses créations », l’animation étant ici conçue comme «une sorte d’initiation à la vie concrète du théâtre » (J.L. 69).
Deux ans plus tard, Mady Tanguy, responsable des collectivités locales au sein du S.-T., concluait ainsi trois mois d’animation autour du spectacle Ruzante : « Bilan : sur 20 entreprises, 3 ont répondu ; sur 17 amicales de locataires, 4 ; sur 13 C.E.S., 9 ; sur 10 associations, 6 ; sur 3 clubs de jeunes, 1. » Les usines se fermaient, les cités le soir s’endormaient vite, seuls les scolaires et quelques associations, déjà motivés en d’autres domaines, accueillaient le S.-T. assez volontiers. Ce fut un certain désenchantement. Comment pouvait-il en être autrement, à Vitry peut-être plus qu’ailleurs : 60 % de la population active travaille à l’extérieur. Loin de renoncer, le S.-T. redoublait d’ardeur en affirmant mieux son enracinement dans la cité : « Comment ? En s’appuyant sur l’ensemble des structures socioculturelles de la ville, en affirmant la nécessité d’un collectif local de création, en accélérant la production de micro-spectacles légers, mobiles et susceptibles d’être présentés dans les conditions les plus improvisées, véritables bancs d’essai pour l’écriture, le jeu, la mise en scène. » (J. L. 70.) De fait, les micro-spectacles se multiplièrent, autour ou en dehors des créations centrales présentées alors dans un ancien cinéma aménagé ; et ce fut la naissance, à l’intérieur de l’équipe, d’un secteur « S.-T. à l’école ».
Puis, à partir du Décaméron (1972), ces spectacles légers cessèrent, en dehors des réalisations du théâtre à l’école, devenues régulières. L’entour des spectacles fut simplement celui d’expositions, de présence sur les marchés, de rencontres d’avant ou d’après représentation. Pourquoi ? L’explication de ce provisoire renoncement est à chercher, me semble-t-il, dans la convergence de différents facteurs plus que dans un désaccord quant à la nécessité de spectacles de quartier ou de rue, par exemple. Quels sont ces facteurs ? D’abord et surtout l’orientation des créations vers la production globale de l’œuvre scénique, à commencer par l’écriture de son texte ; donc un surcroît de labeur pour un temps de travail rémunéré inchangé ; ceci explique cela. Ensuite, le relais que devaient prendre les nouvelles structures mises en place par la ville : les centres de quartier, le Centre d’animation culturelle du tout nouveau théâtre Jean-Vilar ; l’équipe devait se sentir déchargée d’un travail d’animation qui fut le sien, faute d’animateurs, et qui, maintenant, incombait à ses structures. Enfin, par une certaine critique qui était faite de ce travail autour des créations.
Revenons sur cette critique. Il m’apparaît rétrospectivement que ce type d’animation fut la première réponse donnée à la notion d’implantation. Très vite, son statut se trouva singulièrement modifié dès que l’équipe de création constitua comme telle l’essentiel du S.-T. L’animation se trouva, de fait, mise au service de la création dans une relation mécaniste. Que se passait-il ? L’équipe parlait du spectacle en cours dans des rencontres ou par des montages présentés un peu partout. Certes, ces micro-spectacles étaient l’occasion d’un travail de recherche sur les retombées, les renoncements, les prolongements du spectacle, mais partant, ou parlant d’abord de ce spectacle, ils se révélaient souvent, qu’on le veuille ou non, comme étant une marchandise. Le fonctionnement publicitaire ou promotionnel menaçait ; d’autant que, économie oblige, l’équipe ne pouvait intervenir qu’une fois l’an. L’arrêt de ces montages mit fin à de tels malentendus. Contraint de renoncer, faute de temps et d’argent, à tout type d’intervention conséquente hors de ses créations, le S.-T. ne voulut pas concocter à la va-vite je ne sais quelle animation-promotion, alibi ou « tenant lieu » d’implantation. Aujourd’hui encore, à Vitry comme ailleurs, un travail d’animation reste nécessaire, mais nécessairement continu. Il ne peut être directement le fait d’une équipe de création qui doit ménager ses moments de retrait : travail interne du collectif des spectacles, repli intime de l’auteur.

Est-ce à dire que le S.-T. devait renoncer à tout travail d’implantation ? Tout au contraire. Sa seconde réponse, presque contemporaine de la première, fut celle des adhérents. Nous l’avons vu, il s’agissait de rendre « partie prenante » de l’entreprise la population de Vitry. L’association du S.-T. fonctionna avec ses adhérents, donnant vie à sa forme juridique. C’était assurer au sein même de l’équipe la présence de la ville, une écoute réciproquement attentive et active. Après deux ans, les adhérents firent place à des relais, moins nombreux mais plus actifs, représentant ou non des collectivités, des institutions. Progressivement, les rencontres – souvent difficiles à mettre sur pied par les contraintes du calendrier – s’espacèrent. C’est que, d’une part, les relais étaient souvent sollicités par ailleurs (militants, syndicalistes, étudiants), ou ne voulurent pas privilégier le théâtre dans le fait culturel ; ou cherchaient des réponses que le S.-T. ne pouvait plus ou pas donner à l’époque. C’est que, d’autre part – accaparée par les créations le temps de leur réalisation, devant travailler à l’extérieur en dehors d’elles –, l’équipe ne sut pas donner aux relais la pleine nécessité de leur présence, c’est-à-dire qu’elle ne sut pas l’assumer au cœur même de son travail de création. Ce fut une fausse bonne réponse à une vraie question que le S.-T. se posait plus ou moins confusément depuis les premières années : celle de la place et de l’intervention de ville dans le processus de création.
Ce fut là le lieu d’une troisième réponse – qui est toujours nôtre – mise en pratique par les dernières réalisations du S.-T., radicalisée à l’automne dernier avec Un couple pour l’hiver. Qu’est-ce à dire ? Notre conception de l’implantation s’est déplacée de l’extérieur à l’intérieur de la création. D’une nécessaire présence du S.-T. dans la ville, nous assumons désormais son renversement : « Implanter le théâtre dans la cité, c’est tout autant implanter la cité dans le théâtre. » (J. L. 74.) Cela, dans « une pratique permanente d’échange entre la réalité que nous vivons et la fiction que nous produisons », disait J. L. à propos du Décaméron (1972) qu’il écrivit avec les comédiens ; cela, dans « l’articulation d’une pratique sociale sur une pratique théâtrale en les pensant ensemble au principe du mode de production », disait-il en écrivant Jonathan des années 30 (1973). C’est aussi montrer comment cette pratique d’implantation entraîne et appelle l’émergence d’une autre pratique : celle de l’écriture. S’il y a une nécessité historique de l’implantation (geste premier, puis maturations successives, histoire d’une équipe et d’une ville), il y a dans toute pratique d’implantation, à un moment donné qu’il faut savoir ne pas éluder, la nécessité historique de l’écriture. Celle-ci ne naît pas du hasard, aujourd’hui à Vitry, elle n’est pas caprice d’auteur, mais échéance venue à son heure.

création

Présentant Un couple pour l’hiver (1974), J. L. réaffirmait cette décisive orientation : « L’essentiel de notre relation au spectateur continue de se jouer à l’intérieur du produit théâtral, et non à son entour. Un rapide survol du répertoire montre que cette tendance, aujourd’hui théoriquement mise à jour, était déjà au travail dans ses choix, en deçà et au-delà des engouements et plaisirs à Marivaux ou Shakespeare, Goldoni ou Ruzante, Labiche ou Kuan-han-chin. Tous décrivent, peu ou prou, une société à bout de souffle, en voie de décomposition ou en mutation profonde, à travers une cohorte de personnages aux consciences illusoires, aliénées et pétries de mythologie. Tous, à l’évidence ou par la bande, donnent à voir une chronique de l’exploitation de l’homme par l’homme. Comment ne pas y lire, estompée, la situation française de ces dix dernières années ? Beaucoup de ces textes posent aussi la question de l’exclusion sociale : soit par l’exil, volontaire ou non, soit par l’enfermement dans la conscience de soi. Comment ne pas y lire Vitry, ville souvent dortoir, les solitudes de palier, l’identité dérobée, la recherche d’un ancrage contre tout transit de ses habitants ?
Le passage – déterminant – à l’écriture explicita cet implication de la ville dans l’écriture. Personnages exilés (Décaméron) ou déplacés (Jonathan) ; ceux du Couple s’exilent ou sont des exilés qui s’ignorent, s’enferment ou se laissent enfermer. Jeu de clôtures – chariot, cabaret, F. 2 – et de leur éclatement : terre du retour, absent obsédant, lumière de la ville. Si certains personnages montrent en action la machinerie de l’idéologie dominante jusque dans sa reproduction, d’autres amorcent, plus ou moins justement, un arrachement en essayant de prendre en compte et comprendre la réalité par la rencontre de l’autre (Sujet, rapports sociaux). Comment ne pas y lire aussi une métaphore du dialogue entêté entre le S.-T. et la ville ?
Autrement dit, ces années durant, le S.-T. est toujours parti de Vitry, s’en éloignant apparemment – opérant un détour par l’Histoire et en elle par l’histoire du théâtre –pour mieux revenir. Nulle coupure, mais rectifications successives. Démarche et écriture sont, on le voit, indissociables : le S.-T. opère aussi un arrachement permanent.
Plus directement, cette implication de la ville fut radicalisée par le mode de production des spectacles. Implication dédoublée de la ville et du collectif S.-T. (l’un par l’autre) et du collectif du spectacle sur l’écriture en cours. Prenons Un couple pour l’hiver comme exemple, aboutissement actuel de cette démarche inaugurée par le Décaméron. Comment avons-nous procédé ? «Le premier moment fut individuel : celui de l’auteur qui élabore une histoire, des personnages, un début de découpage. Sur ces bases, et à partir du collectif Studio (identité, économie, implantation), une équipe plus large est réunie formant le collectif du spectacle. Vint le second moment, celui de l’enquête dans Vitry, à partir du projet (disons le quotidien dans un grand ensemble). Nous avons donc été amenés à interroger les responsables de la ville dans le domaine de l’urbanisme, de l’habitat, des affaires sociales, des représentants d’amicales de locataires, des animateurs sociaux et des locataires de cités de transit ou de foyers de travailleurs, mais aussi des habitants au hasard de la ville, et notre propre quotidien. Ce travail achevé fin juillet, nous nous séparons quelques semaines; le troisième moment commençait, celui de la germination personnelle, de la rêverie, d’une première distance. Puis vint le temps des répétitions dans un centre de quartier de la ville où, jour après jour, l’auteur produisait le texte mis à la question par le travail scénique et les discussions du collectif, confirmé ou infléchi, un texte qui, au fil des jours, entraînait l’émergence des discours plastiques et musicaux, l’affinement d’options dramatiques primitives, des directions de jeu et de mise en scène. Le texte achevé, vint le dernier moment, celui de la maturation ultime du travail par la matérialisation du spectacle et sa fixation. » (Novembre 1974.)

Le spectacle fut créé l’hiver dernier au théâtre Jean-Vilar de Vitry. Il faut, dans la nuit hostile des banlieues sans néon ou gaieté de vitrines, pouvoir s’arracher à la douceur d’un fauteuil, à la télévision, au sommeil proche, à la fatigue – et sortir. Cela n’est pas si simple. Un théâtre neuf, entre des arbres, n’y suffit pas ; l’implantation se heurte encore à de solides butées. Vaste problème qui, sans nul doute, nous dépasse, et bien obligeamment : « L’avenir de notre action excède singulièrement celle du théâtre», (J. L. 73.) Une fois de plus, nous voilà remis à notre place, et cela est bien, car c’est elle qu’il nous faut, de nouveau et toujours, questionner.

réalisme

Aujourd’hui, il nous faut travailler sur plusieurs fronts. A partir d’une volonté d’un théâtre populaire et de recherche (comme théorie et méthode), plusieurs formes (comme techniques) sont possibles, spécifiques et non contradictoires. Le S.-T. à l’école diffère du S.-T. au théâtre Jean-Vilar, qui diffère du S.-T. dans la rue et les quartiers relancé récemment, sur ces nouvelles bases. A chacun une fonction, un ancrage, des formes qui lui sont propres. Il ne s’agit pas de choisir une forme contre une autre. C’est le va-et-vient théorie-pratique qui chaque fois décide, ici à Vitry ou à l’extérieur, des formes pertinentes devant une situation donnée.
Dès lors qu’il s’agit de produire un théâtre du présent, notre tâche est celle d’un démontage de l’idéologie dominante (« montrer les idées dominantes comme celles de la classe dominante », Brecht), d’une déconstruction de nos mythes, d’un décryptage de notre environnement par la mise au jour de structures, de fonctionnements, de questions, d’une mise en scène de nos contradictions, en affirmant conjointement la place du Sujet dans le processus de production, son implication radicale dans l’écriture. Dès lors aussi, c’est en s’enfonçant au plus profond de sa fiction (de son écriture) que le théâtre se rapproche au mieux et frise l’asymptote d’une lecture du réel. L’image juste ici est celle du tremplin où le plus grand appui (dans la fiction) permet le plus grand bond (dans le réel). C’est là peut-être, dans ce geste, l’illusion obligée, car fondatrice, d’un théâtre matérialiste. Mais au rebours, c’est-à-dire à l’orée du travail théâtral, l’image miroite : c’est le plus grand appui dans le réel qui moule le creuset où couler des fictions complexes, parce que comparses de notre aujourd’hui.

Notre théâtre est donc lutte de paroles. C’est dire qu’il y préserve le silence – ses portes, ses fenêtres, ses fuites – où se glisse l’exorbitant du discours théorique, dramaturgique ou politique : le charme, le rot et le pet, l’oubli. Silence qui est aussi la parole de l’Autre, proche d’un de ces temps blancs qui ponctuent le théâtre de Tchekhov.

C’est une fin d’après-midi, sous la véranda, balancé dans l’osier, on libère un cran sous le gilet, on somnole, on pense doucement ; un de ces temps provisoires où l’esprit partout robinsonne…

S’arrête ainsi, en cette vacance précaire, ce récit d’un itinéraire et d’un questionnement, alors qu’il faudrait peut-être poser la question même de cet itinéraire et de ces pages qui ne sont que le déjà-là d’une lecture, faite par l’un d’entre nous – ce nous qui vous parle, non par politesse, mais par souci pluriel du « groupe » et d’un «je» qui, ne se cachant pas, s’y inscrit. La question de notre itinéraire, nous vous la retournons donc, à vous lecteurs. Notre ultime réponse, ce sont nos traces tournées vers l’avenir d’autres spectacles : d’autres rendez-vous.