Presse Aveugles VERONIQUE HOTTE

Les Aveugles de Maurice Maeterlinck, mise en scène et scénographie de Daniel Jeanneteau, collaboration artistique Jean-Louis Coulloc’h
BLOG DE VERONIQUE HOTTE – 31/01/2014

Brume et cornes de brume maritime assourdies dans le lointain, tintements rituels de cloches de petites chapelles, gazouillis inquiétants ou stridulations d’oiseaux sauvages, basses de frôlements d’ailes furtives, claquements de portes métalliques et de bois, la campagne, la mer et le vent ont rendez-vous avec Les Aveugles de Maeterlinck auxquels Daniel Jeanneteau accorde une lumière souveraine à l’intérieur d’une scénographie savante. Avec la confusion des apparences – silhouettes et visages indistincts – et dans une impression d’humidité prégnante alors qu’il fait bon, le spectateur se réveille dans un matin d’hiver âcre ou un soir d’automne incertain.

Où sont les acteurs qu’on ne sépare pas du public ? Chacun a voix au chapitre pourtant, tout à côté de soi ou plus loin, dans la perspective opposée.

«  Il fait extraordinairement sombre, malgré le clair de lune qui, çà et là, s’efforce d’écarter un moment les ténèbres des feuillages », Maeterlinck pose ainsi son décor au début de la pièce. Et si Daniel Jeanneteau installe le public dans un brouillard épais que de subtiles pluies de lumière révèlent au milieu d’un fouillis de chaises éparses en attente des spectateurs, c’est pour mieux répondre à l’harmonie épouvantée et sombre de l’œuvre du symboliste. La prose poétique de Maeterlinck est gravée dans la nuit impénétrable de la nature et de ses éléments, un cadre originel qui inquiète les hommes en altérant pensées, sentiments et simple plaisir d’être. La présence ténébreuse dont il est question et qui se manifeste à travers les bruits feutrés et assourdis de ces êtres fragiles que sont les personnages du théâtre de Maeterlinck, n’est autre que la mort. Or, il s’agit de résister individuellement à la fixité de l’énergie glacée par le néant, en retrouvant au-delà de la solitude, la communauté des humains avec échanges et partages d’une parole humble.

Pour le groupe soudé, l’image d’un nouveau-né qui peut-être voit la lumière est porteuse d’espérance et d’avenir.

C’est de l’incertitude même que naît l’élévation de la pensée comme la poésie de la vie.

La mise en scène propose l’expérience singulière des « étranges tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable », ces sensations existentielles caractéristiques d’une écriture pleine de mystère et d’inquiétude.

La situation dramaturgique est métaphorique : six hommes et six femmes aveugles se trouvent, le temps d’une balade, sur des versants boisés insulaires, conduits par un prêtre qui disparaît mortellement. La tension collective et individuelle monte pour cette raison que tous sont perdus dans un jour énigmatique sans soleil ; ils sont non seulement privés de lumière mais aussi de guide.

Dès le moment où nous naissons au monde, « longtemps encore, toujours peut-être, nous ne serons que de précaires et fortuites lueurs, abandonnées sans dessein appréciable à tous les souffles d’une nuit indifférente ». Voilà le matériau du vivant édicté par l’auteur sur lequel travaille de façon constructive l’art du metteur en scène, accompagné pour ce paysage sonore insolite du concepteur Alain Mahé, en collaboration avec l’Ircam.

À côté du registre des sons, le souffle universel est cette respiration qui anime les êtres et leur donne à la fois l’air, l’âme et la vie. L’épreuve est organique, du mot « organum » qui renvoie à la musique vocale polyphonique.

Aussi, la représentation des Aveugles est-elle appréhendée comme une partition de silences et de mots, de répétitions, de cris confus et de respirations, qui provoquent un espace et un volume de froid d’où surgissent visions et sensations.

Le spectacle vivant, à la manière d’un espace végétal, un morceau de lande et de littoral, instille de l’oxygène à l’espace et au temps de ce théâtre singulier, en mettant à nu le sentiment de pleinement exister.

Est-ce l’art, l’instrument fabriqué, qui imite la nature avec les voix humaines et les sons quotidiens ? Ou bien est-ce la nature qui imite l’art ? Personne n’échappe à ce vertige bienfaisant d’exister que revivifie la représentation.

Tous les comédiens distillent une présence juste, différenciée et solitaire, des êtres frappés et embellis par la souffrance du métier de vivre, des amateurs et des professionnels, dont Stéphanie Béghain et Jean-Louis Coulloch, entre autres.