Presse Aveugles Odile Quirot

L’obsédante lumière des « Aveugles »
LE NOUVEL OBSERVATEUR – 14/02/2014
Par Odile Quirot

On ne voit presque rien, puisque le spectateur est plongé dans la brume, et on éprouve le trouble des « Aveugles », et la beauté simple et vibrante de la pièce de Maurice Maeterlinck que met en scène Daniel Jeanneteau avec une infinie délicatesse.

Des hommes et femmes aveugles égarés sur une île tâtonnent dans leur obscurité, s’appellent. Ils sont, écrit Maurice Maeterlinck dans « Une très ancienne forêt septentrionale, d’aspect éternel sous un ciel profondément étoilé(…)De grands arbres funéraires,des ifs, des saules pleureurs, des cyprès, les couvrent de leurs ombres fidèles ». Ils ont quitté leur Institut, ils ont suivi le vieux prêtre, qui est mort sur le chemin, ils vont le découvrir.Seul un voyant peut les guider. Parmi eux, ce seul voyant est l’enfant,encore un nourrisson, d’une aveugle un peu folle. Alors ils l’élèvent au dessus d’eux, et ils demandent du fond de leur nuit : « De quel côté regarde-t-il? ».

« Les Aveugles » est une pièce brève tel un conte obsédant où la mort rôde, une parabole hantée de silences sur le destin, le néant. Les pauvres paroles de ces « Aveugles » sont bruissantes, aiguisées, bouleversantes de simplicité, brèves et intenses. D’où vient le vent, le bruit de la mer, un gémissement, le craquement d’une feuille gelée, et où, cette voix?  » Voilà des années et des années que nous sommes ensemble, et nous ne nous sommes jamais aperçus! On dirait que nous sommes toujours seuls!…Il faut voir pour aimer.. » dit le plus vieil aveugle.

La pièce a été crée en décembre 1891 par Lugné-Poe. Il y a quelques années, le québécois Denis Marleau en a donné une version saisissante: les mots émanaient de visages comme suspendus dans l’obscurité. Le metteur en scène Daniel Jeanneteau, qui est aussi un excellent scénographe – il a longtemps travaillé avec Claude Régy – a imaginé un espace empli de brume blanche opaque, où le spectateur pénètre à tâtons, devine des chaises blanches où il a été prévenu qu’il lui fallait s’asseoir. On obéit, on devine à peine ses voisins, on ne verra pas venir combien le gris, l’obscurité, gagne doucement sur la blancheur.

On les entend d’abord, ces aveugles, certains sont assis, les silhouettes des autres émergent, ou non, on le sent se déplacer lentement, sans bruit, on perçoit soudain derrière soi une présence, une main qui tâtonne. On ferme les yeux, involontairement,tant ces voix résonnent en nous, très profondément, et de même les quelques sons qui hantent l’espace (une création d’Alain Mahé).

On éprouve cette terreur sourde des aveugles, on sent le froid, la nuit, l’angoisse et les éclats d’amour, et les variations d’intensité: « Je vois parfois des ombres quand vous êtes au soleil » dit l’un. L’autre se souvient avoir perçu un jour une ligne d’un bleu profond, était-ce de la lumière? On croit toucher, comme eux soudain, quelque chose de froid: le visage du prêtre mort. Et ce qui est très beau c’est que les acteurs réunis par Daniel Jeanneteau (amateurs et professionnels, dont Jean-Louis Coulloc’h) parlent sans pathos, sans « théâtre », de manière presque étale, précautionneuse, au rythme de l’incertitude de leurs pas.

On ne voit rien et on voit tout, derrière les apparences. Au mot spectateur, on peut substituer celui de participant, immobile, consentant, captivé mais pas captif. « Les Aveugles » n’ont rien d’une cérémonie secrète pour initiés, et beaucoup de la très belle expérience humaine, avec et sous la peau du réel et des mots.