« Les Aveugles » de Maeterlinck au Studio-théâtre de Vitry : l’œil écoute, l’oreille voit
THÉÂTRE ET BALAGAN / RUE89 – 26/01/2014
Par Jean-Pierre Thibaudat
Quand le public, massé à l’entrée du petit pavillon de banlieue par lequel on accède à la salle du Studio-Théâtre de Vitry, est invité à entrer, chacun se retrouve seul, dans un brouillard blanc intense, ouatant les choses au bord de l’invisibilité.
Devant moi, une forêt de chaises disposées dans tous les sens, sans logique et ordre apparents. Le pas malhabile, précautionneux j’avance comme à l’aveugle dans cet espace étrange et finit par choisir une chaise et m’asseoir.
Un instant je pense à Pina Bausch avançant les yeux fermés au milieu des chaises du « Café Müller », son partenaire écartant les chaises devant elle pour ne pas qu’elle se cogne.
Le prêtre et les aveugles en promenade
Je suis assis, je vois relativement bien à un ou deux mètres, plus loin le monde s’estompe. Alors dans ce silence blanc et apaisant (nulle appréhension ou angoisse comme en procure l’intense obscurité), des corps assis en attente, se font entendre, venus du sol, du ciel(lumineusement blanc), de loin, les bruits à la fois liquides et métallique et puis, en alternance, des grondements coupés de sourdes trompes.
Puis viendront les paroles, celles de la pièce la plus déroutante de Maurice Maeterlinck, « Les Aveugles ».
La pièce se déroule, au sein d’une île, « vers le fond de la nuit » écrit l’auteur, dans une forêt ancestrale. Un vieux prêtre a emmené les aveugles d’un hospice à la promenade. Certains nés aveugles, d’autres pas, vieux ou sans âge, une jeune dont « la chevelure inonde tout son être », une folle dans une « attitude de démence muette » portant « un petit enfant endormi » sur les genoux. Il est l’heure de rentrer mais le vieux prêtre ne répond pas, ne vient pas, ne viendra pas, il est mort, les aveugles le comprendront quand l’un d’entre eux touchera son corps.
Il m’arrive de fermer les yeux
« Il fait extraordinairement sombre », écrit Maeterlinck même si le clair de lune écarte parfois « les ténèbres des feuillages ». Quand un metteur en scène s’aventure à monter « Les Aveugles », ici et là de par le monde, c’est souvent en optant pour une sombre pénombre.En passant du noir au blanc, Daniel Jeanneteau (mise en scène, scénographie) déréalise le propos. D’une part, les aveugles, nous le verrons plus loin, ne jouent pas les aveugles (sauf un, celui qui est sourd et qui est peut-être vraiment aveugle, l’incertitude persistera jusqu’au salut).
D’autre part, c’est le spectateur qui se trouve dans une position d’aveuglée si l« on peut dire.Devant lui, il voit d’autres spectateurs regardant dans tous les sens. Il n’y a donc pas de scène unique où porter son regard. Sa vision est comme à la fois perdue et éperdue, il n’y a rien à voir mais tout à entendre. “ L’œil écoute ”, disait Claudel et l’oreille voit. Le bruissement de feuilles, lamer que l’on entend. Il m’arrive de fermer les yeux, de m’aveugler pour rejoindre, tout mon corps tendu à l’écoute des sons et musiques (Alain Mahé en collaboration avec Sylvain Cadars de l’Ircam) et des voix.
Ce sont d’abord des voix sans visages. Au loin. Et puis plus proches. Une femme assise derrière moi, sur le côté, parle. Vais-je tourner la tête, la regarder ? Non. La voix de la femme aveugle me suffit, me remplit. Fascinante dialectique entre celle qui parle sans voir à qui elle s’adresse et celui qui l’écoute sans vouloir la voir.
Quand Duras revient par la fenêtre
Écoutons l’un des douze, c’est “ la plus vieille aveugle ”, elle parle du vieux prêtre :
“ Je ne sais ce qui est arrivé. Il voulait absolument sortir aujourd’hui. Il disait qu’il voulait voir l’Ile, une dernière fois, sous le soleil, avant l’hiver. Il paraît que l’hiver sera très long et très froid et que les glaces viennent déjà du Nord. Il était très inquiet ; on dit que les grands orages de ces jours passés ont gonflé le fleuve et que toutes les digues sont ébranlées. Il disait aussi que la mer l’effrayait… ”
Ce phrasé, ce jeu des temps, ces balancements… Oui, bon dieu mais c’est bien sûr, on dirait du Marguerite Duras ! Je ne me souviens pas avoir lu ou entendu l’auteur du “ Ravissement de Lol V Stein ” mentionner le théâtre de Maeterlinck. Influences ? Inavouées ? Revenons à Vitry.
Il fait chaud dans cette atmosphère opaque qui rappelle pourtant celle d’un jour (toujours court) d’hiver au milieu de la taïga. A ma gauche, je devine un corps de femme. J’ai ôté depuis longtemps mon manteau, elle enlève maintenant lentement un chiffon blanc. Je ne la regarde pas, elle ne dit rien, elle doit écouter plus que voir comme moi et pourtant, je pressens qu’elle est de l’autre côté, dans le monde des actrices et des aveugles. Elle n’a pas bougé mais son corps s’est comme rétracté, alors que le mien, comme celui des autres spectateurs, est comme projeté en avant. Bientôt elle se lèvera, ne dira rien, son pull blanc deviendra un enfant qui pleurniche, c’est l’aveugle folle, l’actrice Stéphanie Béghain.
L’île du Studio-theâtre de Vitry
Cette extraordinaire traversée sonore et visuelle de la pièce de Maeterlinck réunit des acteurs de grande force comme Stéphanie Béghain et Jean-Louis Coulloc’h (qui a travaillé en tandem avec Daniel Jeanneteau sur ce spectacle) mais aussi des amateurs venant des ateliers libres du Studio-théâtre de Vitry. Comme si, dans l’île des “ Aveugles ”, Daniel Jeanneteau et son équipe tressaient ensemble tous les fils constituant le tissu du Studio-théâtre de Vitry.
Un théâtre qui n’a pas de programmation régulière, ni de saison, mais s’ouvre de temps en temps à la création de spectacles répétés souvent surplace, à la recherche, au temps de la maturation lente ou au jaillissement immédiat. Ce n’est pas une maison fermée mais un laboratoire de recherche et d’accueil ouvert tous les jours. Ateliers, répétitions, ouvertes, comité de lectures. Les habitants de Vitry sont chez eux dans cet îlot théâtral. C’est de cette ouverture que viennent les comédiens amateurs du spectacle mêlés aux professionnels. Un feuilletage qui vient parachever la déstabilisation sensorielle du spectateur, sa perte de repères. Nous sommes tous peu ou prou des aveugles.
Car ce qui se joue aussi dans la mort du prêtre, du voyant, du guide suprême, c’est à la fois le recours à soi-même et l’impérieuse nécessité de l’autre, du groupe, du partage. De faire bloc, front. Le vieil aveugle dit :
“ Voilà des années et des années que nous sommes ensemble, et nous ne nous sommes jamais aperçus ! On dirait que nous sommes toujours seuls ! Il faut voir pour aimer.”
Peu à peu, les corps et les voix des aveugles se rapprochent, l’espace qui semblait gigantesque par le son se resserre par la vue, ils sont là autour de nous, parmi nous, ils ont des yeux ouverts de voyants et ne nous voient pas comme le voyant dans la forêt cherche au-delà des arbres la lumière d’un sentier. On cherche leur regard mais il est comme absenté, parti en voyage. Chaque aveugle regarde sans le voir l’enfant de la folle,visage de l’espoir, un enfant à peine né qui voit sans voir.