Un théâtre de la pensée et de la sensation
FRICTIONS- 06/02/2014
Par Jean-Pierre Han
Avec son poème dramatique, Les Aveugles, Maurice Maeterlinck n’hésite pas à mettre à la question le théâtre qui est, comme chacun sait, l’art du regard. Il le fait aussi bien au plan de sa formulation avec, pour commencer, son titre explicite, qu’au plan de son contenu. Il s’agit en effet de l’« histoire » de douze aveugles (six hommes et six femmes), de toutes conditions et de tous âges, aveugles de naissance, par accident ou à la suite d’une maladie : l’humanité entière, en fin de compte, est représentée… Un vieux prêtre qui guidait le groupe dans une très ancienne forêt « à l’aspect éternel, sous un ciel étoilé » est mort parmi eux, mais ceux-ci ne le savent pas encore et attendent son retour pour pouvoir regagner leur hospice. Pour l’heure, ils sont perdus. Quant à l’ « histoire », il n’y en a pour ainsi dire aucune. Nous n’avons que des phrases ou fragments de phrases émis par les uns et les autres, à peine des dialogues ou des répliques, juste des voix émergents du crépuscule, polyphonie trouée de silences. Du langage amené à son point d’extinction comme le fera Samuel Beckett plus d’un demi-siècle plus tard (Les Aveugles datent des années 1890)… Il va de soi que presque toutes les représentations de cette pièce mettent l’accent sur l’obscurité ambiante, renvoyant ainsi le spectateur à l’absence de vue accablant les personnages. Daniel Jeanneteau qui a longtemps été le scénographe attitré de Claude Régy, a donc travaillé avec lui sur La Mort de Tintagiles de l’auteur belge, expérimentant avec lui toutes les nuances de l’obscurité et du noir, renverse dans sa mise en scène – c’est bien là tout ce qui fait sa valeur et son originalité, sa force aussi – la proposition initiale. Le spectateur découvre tout à coup que l’absence de vision, la cécité, ne sont pas forcément liées au noir. La lumière blanche portée à son point d’incandescence peut aussi aveugler. Oui, la lumière aveugle ! Elle est ici signée Anne Vaglio qui joue à merveille des intensités lumineuses blanches. Et Jeanneteau poursuit son renversement : ce ne sont plus les douze aveugles qui ne voient pas, mais bel et bien nous autres spectateurs. Le glissement des uns aux autres est particulièrement marquant. À l’entame du spectacle nous sommes invités à pénétrer dans un lieu qu’une épaisse nappe de fumée blanche rend impossible à identifier. Il y a là des chaises contre lesquelles il faudra éviter d’aller cogner ; elles sont posées dans tous les sens, selon aucune logique discernable. Cela et rien d’autre. Vous comportant en véritable aveugle, le pas mal assuré, vous vous accrochez à l’une d’entre elles, établissant avec soulagement votre dérisoire territoire et attendez que les choses –le spectacle ? – commence vraiment, alors qu’il est déjà commencé depuis votre entrée dans ce lieu… blanc, mais vous ne le saviez pas encore.
D’autres personnes s’installent sur les chaises, devant, derrière, à côté de vous… Les aveugles sont là, mais qui est aveugle ? En réalité les comédiens sont dispersés çà et là, à vos côtés, derrière ou un peu plus loin. Vous leur attribuerez cette fonction parce qu’ils se lèvent, s’agitent et prennent la parole, et vous finissez par reconnaître quelques professionnels parmi eux ; Jean-Louis Coulloc’h, Stéphanie Béghain, Benoit Résillot… mais fondus avec les amateurs qui participent à l’aventure proposée par Daniel Jeanneteau. Ils sont tous au même diapason, formidables… Une étrange tension s’établit accentuée par le discret mais très efficace environnement sonore et musical d’Alain Mahé. C’est vous qui êtes perdus dans ce lieu sans perspective, où surtout il n’y a pas de scène, ou alors celle-ci est partout ; c’est la scène du monde. C’est admirable parce qu’il y a là une véritable pensée sur le théâtre, sur sa matière, ses espaces dans lesquels les corps trouvent leur place adéquate et l’énergie pour se mouvoir, et devenir les réceptacles parfaits de toutes les sensations. Un théâtre de la pensée et de la sensation qui met en jeu le spectateur, la chose est assez rare par les temps qui courent pour nécessité de mise en exergue.