Presse Aveugles Fabienne Darge

Maeterlinck explore les zones brumeuses de l’âme
LE MONDE – 29.01.2014
Par Fabienne Darge

Il est bon que le théâtre mène vers le mystère et l’inconnu, parfois. Et, sur ce chemin, quel meilleur guide que Maurice Maeterlinck ? Le grand poète symboliste belge (1862-1949) connaît une postérité étrange. Son succès à l’opéra, notamment avec Pelléas et Mélisande, a quelque peu éclipsé son théâtre si particulier, qui emmène vers les zones obscures et brumeuses de l’âme, « où sévissent les étranges tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable », où se tapissent les peurs archaïques, comme dans les contes.

De loin en loin, un metteur en scène, à l’instar de Claude Régy, ose s’aventurer sur ces terres à la beauté austère et grandiose comme celle d’une lande nordique. C’est le cas de Daniel Jeanneteau, qui présente, dans son Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine (et avant le Centquatre), des Aveugles qui rendent tout à fait justice à l’art de Maeterlinck, dans leur intensité et leur simplicité d’approche.

Daniel Jeanneteau a d’abord été scénographe : c’est lui qui, pendant des années, a inventé pour Claude Régy ces espaces qui, pour être vides, n’en palpitaient pas moins de mille puissances mystérieuses, notamment quand celui-ci a mis en scène Intérieur et La Mort de Tintagiles, de Maeterlinck.Daniel Jeanneteau est donc un metteur en scène-scénographe, chez qui le dispositif et l’espace sont au cœur de la mise en scène, comme dans ces Aveugles où l’installation proposée acquiert au fil de la représentation la force de l’évidence.

PAS DE SCÈNE

Vous entrez donc, vous, spectateur, dans une salle noyée dans le brouillard,où sont disposées, comme à la diable, des chaises blanches. Pas de scène.Vous vous asseyez, un peu au hasard, et, rapidement, des voix s’élèvent, qui disent le poème dramatique de Maeterlinck.

Les acteurs sont au milieu de vous, spectateurs, dans cette brume épaisse où vous ne distinguez que vos voisins immédiats, dans un halo d’irréalité.Qui sont les aveugles ? Les « personnages » qu’ils incarnent, ces acteurs, ou vous-mêmes, qui êtes placés par Daniel Jeanneteau dans la même situation que les « héros » de Maeterlinck : un groupe d’aveugles, donc, perdus dans la nature, et qui ne sait pas encore que le prêtre qui les guidait est mort parmi eux ?

Rien de plus simple, et de plus vertigineux, que cette polyphonie de voix,dont le mystère est renforcé par le travail sonore, tout en stridences étouffées, effectué par le compositeur Alain Mahé. Les dialogues de Maeterlinck sont, eux aussi, extrêmement simples – le poète disait : « Il n’y a guère que les paroles qui semblent inutiles qui comptent dans une œuvre : c’est en elles que se cache son âme. » Mais la peur, la mort, la solitude s’y glissent dans leur expression la plus pure et la plus primitive.

TERREURS COMMUNES ET PARTAGÉES

Malgré leur terreau commun, il serait faux de voir en Daniel Jeanneteau un disciple de Claude Régy. Le metteur en scène s’est fortement différencié du maître, sur la question du jeu, beaucoup plus naturel, sans pour autant être naturaliste, que celui développé par Régy. C’est important, car cela rapproche Maeterlinck de nous, en l’inscrivant dans des terreurs communes et partagées, dans cet espace qui crée justement une communauté tout en préservant la solitude de chacun. Et ce jeu est parfaitement tenu par le groupe d’acteurs, où se mélangent des professionnels comme Jean-Louis Coulloc’h (le formidable garde-chasse du Lady Chatterley de Pascale Ferran), Solène Arbel, Stéphanie Béghain ou Benoît Résillot, et des amateurs.C’est peu de dire qu’on sort troublé, remué, de ces Aveugles, après qu’a résonné, dans l’espace où le brouillard a peu à peu fait place à la nuit, le dernier cri de la jeune aveugle : « Qui est là ? » Qui est là, quelles forces obscures et invisibles, dans le « tragique quotidien » de Maurice Maeterlinck ?