Presse Aveugles Catherine Robert

Les Aveugles
LA TERRASSE – 24/01/2014
Par Catherine Robert

Plongée sensorielle dans la cécité, le spectacle de Daniel Jeanneteau donne à vivre, mieux encore qu’à voir ou entendre, le texte de Maeterlinck. La salle est emplie d’une épaisse fumée, des chaises sont disposées de façon à offrir aux spectateurs, qui les rejoignent à tâtons, différents points de vue, si tant est qu’on parvienne à percer le brouillard. On discerne d’abord le profil de son voisin, puis le regard étonné d’un autre, installé un peu plus loin, mais rien ne distingue les comédiens des spectateurs, ni le costume, ni la posture. Habile installation dans la situation des personnages du poème dramatique de Maeterlinck : douze aveugles sont assis dans un paysage incertain, sur une île, où ils ont été relégués. Le public figure les éléments de cet endroit mystérieux, et les comédiens circulent entre les chaises avec la précaution de maladroits sans repères. La création sonore d’Alain Mahé, conçue en collaboration avec l’Ircam et Sylvain Cadars, et qu’accompagne Mieko Miyazaki, offre à l’oreille ce qui manque à la vue. Cris d’oiseaux, bruits d’un clocher lointain et de la mer dangereusement  proche, bruissement des feuilles mortes se détachent sur un fond inquiétant ou surprenant, qui place le spectateur dans le même état que les aveugles, entre peur de l’inconnu et rassurance fragile des souvenirs familiers.

Amener l’irreprésentable au jour

Parabole idéaliste, la quête de ces aveugles, victimes d’apparences qu’ils ne déchiffrent pas, pourrait rappeler l’état des prisonniers de l’allégorie de la Caverne. Mais point de philosophe guidant les malhabiles sur le chemin de la vérité chez Maeterlinck : le prêtre qui a mené les aveugles jusqu’à ce lieu inconnu est mort. Le troupeau est d’autant plus perdu que le berger est défunt. Le spiritualisme pessimiste qui se dégage des discours de ces égarés est d’autant plus poignant que le seul espoir de clairvoyance est celui du bébé de la folle. L’enfant voit mais ne sait pas voir ; ceux qui ont vu un jour ne s’en souviennent plus ; ceux qui distinguent encore un peu les contours des choses confondent la chaleur du soleil et la caresse de la lune. Telle est la condition humaine. Le spectateur le comprend, rassuré sans doute de savoir que la lumière va bientôt revenir, mais évidemment renvoyé à ses propres égarements et à son intime obscurité. La scénographie joue très habilement de la spatialité des adresses, de la tessiture et du rythme des voix et de la mélodie poétique du texte. Les comédiens sont époustouflants de justesse et de précision, et forcent, par leurs talents conjugués, à une écoute recueillie. L’ensemble compose un spectacle intelligent et sensible, humble et audacieux, qui fait entendre, avec une rare acuité, le texte de Maurice Maeterlinck.