Les feuillets d’Hypnos

Les feuillets d’Hypnos

Texte de René Char
Mise en scène Frédéric Fisbach
avec Wakeu Fogaing, Pulchérie Gadmer, Johanna Korthals-Altes, Nicolas Maury, Benoit Résillot, Stéphanie Schwartzbrod, Fred Ulysse
et la participation de cent six amateurs de la région d’Avignon et de Vitry-sur-Seine.

Collaboration artistique et scénographie Laurent P. Berger
Assistants à la mise en scène Alexis Fichet, Lucie Nicolas
Lumières Daniel Lévy
Costumes Olga Karpinsky
Régie générale Gonzag
Régie lumières Alain Paradis
Régie son Jules Berbessou
Stagiaire à la mise en scène Rémy Barché
Stagiaire à la scénographie Lou Bory
Stagiaire lumières Romain Lagarde, Yukiko Yoshimoto
Administration Christine Chalas, Emmanuelle Favre-Bulle

les 15, 16 et 17 juillet 2007
Cour d’Honneur du Palais des Papes, dans le cadre du 61ème Festival d’Avignon
22h durée 1h50
création 2007

Coproduction Studio-théâtre de Vitry, Festival d’Avignon.
Avec le soutien du Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, du Théâtre de Cavaillon – Scène nationale et de la Région Île-de-France.
Remerciements à Alexandra Baudelot, Cyrille Berger et Maïmé Dufoukowalski.
Le Festival d’Avignon reçoit le soutien de l’Adami pour la production.
LES JOURNÉES À LA COUR D’HONNEUR AVEC L’ÉQUIPE DE FEUILLETS D’HYPNOS

Chaque jour en amont de la représentation, l’équipe du spectacle propose différents rendez-vous et visites aux spectateurs. Pour y assister, merci de vous présenter à l’entrée porte Notre-Dame du Palais des papes muni de votre billet de la représentation du soir. Nombre de places limité, chaque spectateur ne peut assister qu’à un seul rendez-vous; accès par ordre d’arrivée.
8h45 : petit-déjeuner avec les membres de l’équipe (accès limité à 45 personnes)
10h – 11h30 : atelier de pratique théâtrale avec les membres de l’équipe (accès limité à 100 personnes)
14h, 15h et 16h : visites du dispositif scénographique, lieu de vie de l’ensemble de l’équipe (par groupes de 15 personnes)
17h30 – 19h : rencontres avec un invité différent chaque jour (accès limité à 300 personnes) :

15 juillet : François Cusset, historien des idées : Lire ensemble?
À partir des Feuillets d’Hypnos de René Char, et par le détour de quelques autres pensées actives, François Cusset se livre à un exercice de questionnement à voix haute. Un travail, ou un anti-travail, de perplexité collective, histoire d’interroger, là où ils se manifestent, les liens effectifs noués entre texte, communauté, vie quotidienne, lutte sociale et résistance des corps. Cocasses, tragiques ou juste incongrues, quelques expériences spécifiques se jouent là, qui consistent à brancher différentes machines politiques, petites ou grandes, les unes sur les autres, et à laisser s’y dissoudre la subjectivité — pour voir ce qu’elle devient lorsqu’on s’essaie pour de bon à “lire ensemble”.
François Cusset enseigne l’histoire des idées à Sciences-Po et à Columbia-Paris. Il est l’auteur de Queer Critics (PUF, 2002), French Theory (La découverte, 2003) et La Décennie: le grand cauchemar des années 1980 (2006).

16 juillet : Marie-José Mondzain, philosophe
La résistance poétique, la poésie comme résistance mêlées au journal des combats des peurs des deuils, la prévision des lâchetés à venir, tout cela nous parle aujourd’hui. A ceci près que l’ennemi d’alors avait un visage bien réel et la liberté sonnait lourd. Aujourd’hui c’est la destruction de l’invisible qui nous abat. Naguère la résistance invoquait l’armée des ombres. Nous vivons désormais dans un monde sans ombre, sans silence et sans ténèbres où le spectaculaire détruit le spectateur, où c’est dans l’éclat et le bruit qu’on rémunère le visible. La peur n’est plus une réalité politique ni même une réalité guerrière mais une industrie et un commerce alimenté chaque jour par ceux qui nous jugulent. Alors où trouver les figures d’une résistance et d’une liberté en partage ?
Marie-José Mondzain est philosophe et directeur de recherche au CNRS. Elle est membre du Collectif Sans Cible (groupe de réflexion sur le théâtre) et du Collectif L’Exception (groupe de recherche sur le cinéma).

17 juillet : Étienne Balibar, philosophe
Résistance, insurrection, insoumission : plusieurs fois, dans l’histoire de la France contemporaine, le refus d’obéir à l’injonction du pouvoir s’est traduit en pensée et en écriture : Char, Camus et la Résistance, Blanchot, Sartre et le droit à l’insoumission en Algérie, Foucault, Godard et l’insurrection de mai 68… Suscitant l’admiration ou l’exécration, ces rencontres appartiennent aujourd’hui presque au mythe. On tentera de dire ce qui fit leur singularité mais aussi – qui sait ? – leur réserve encore un avenir.
Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris X Nanterre. Dernier ouvrage paru : Europe, Constitution, Frontière, éditions du Passant à Bordeaux (2005).

La scénographie de Laurent P. Berger pour les Feuillets d’Hypnos est un dispositif d’habitation conçu spécifiquement pour la Cour d’honneur du Palais des papes. Cette architecture éphémère fonctionne à la fois comme un espace intérieur et extérieur. Les chambres, la cuisine, salle de bains, couloirs, aire de jeux et de rencontre rythment la vie quotidienne des interprètes qui pendant les trois jours de représentations vivent sur le plateau. Agencés en modules, ces espaces fonctionnels assurent à la fois l’intimité des comédiens et les possibilités de jeux et de dispositifs d’accueil qui sont offerts aux spectateurs du matin jusqu’au soir. Ce dispositif met également en scène une chaîne climatique pensée d’après les mouvements de températures et d’exposition de la Cour d’honneur. Zone froide et chaude, pluie, brume créent ainsi un environnement à part entière et ouvrent l’idée d’un espace extérieur au cœur même de l’édifice du Palais des papes. Cette architecture mouvante est à la fois scénographie lorsque celle-ci se dévoile au moment des représentations, lieu de vie pour les comédiens et dispositif plastique et environnemental pour les spectateurs qui la visitent.

ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC FISBACH

Comment vivez-vous aujourd’hui votre statut d’artiste associé du Festival ?

Frédéric Fisbach : J’ai eu la chance d’être choisi quatre ans à l’avance, ce qui a permis un dialogue sur le long terme. J’ai vu les éditions précédentes, ce qui m’a permis de mieux comprendre ce qu’était le Festival pour moi. Ce statut exceptionnel m’a permis de réfléchir à comment inscrire dans la durée quelque chose qui est par essence éphémère puisque le Festival dure trois semaines.

Comment, à travers la formidable agitation, partager avec tous les spectateurs les temps de travail et de réflexion en amont ?

Il s’agit de proposer des ouvertures, de nouveaux horizons en terme de création et de pensée. En fait c’est comme si on entrait sur un grand terrain de jeu artistique dans lequel il faut inscrire des œuvres qui durent. Je prends aussi cela comme une responsabilité dans la prise de parole au milieu de l’effervescence médiatique car ce statut met l’artiste en plein centre des enjeux artistiques auxquels nous sommes confrontés.

Vous allez mettre en scène Feuillets d’Hypnos dans la Cour d’honneur du Palais des
papes. Pourquoi avoir choisi ce texte ?

J’ai découvert ce texte quand j’avais vingt ans, j’ai été impressionné dès la première lecture et j’ai toujours gardé ce livre à mes côtés. Un de mes rêves de mise en scène était Le Soulier de satin, mais j’ai très vite su que je ne pourrais pas le monter, faute de temps, et je n’avais pas envie d’une pièce de substitution. L’occasion du centième anniversaire de la naissance de René Char et son implication dans l’origine du Festival d’Avignon, la célèbre Semaine d’art en 1947, m’ont permis de revenir à ce texte que j’avais relu au Japon à l’occasion du tournage de La Pluie des prunes que j’ai réalisé en juin 2006. J’ai redécouvert la beauté de ces écrits, de cette volonté de transmission, d’une attitude d’être face aux gens et aux choses. J’ai redécouvert cette droiture sans la raideur, cette forme de courage, de croyance en l’homme débarrassée de toute foi religieuse, cet humanisme, dans le meilleur sens du terme. J’ai repensé à cette période de l’après-guerre où l’on pensait que l’accès aux œuvres d’art et de l’esprit permettrait que “ça” ne recommence jamais. Je me suis intéressé à cette sorte d’élan révolutionnaire qui était présent dans la Résistance. J’avais sous les yeux un texte non théâtral, de nature métissée, composite, avec des poèmes courts, des aphorismes, des témoignages historiques qui tiennent du grand reportage. Avec le poète pour seul personnage, le texte est structuré de 237 fragments présentés dans un ordre presque chronologique. Cela me convenait parfaitement bien, et j’avais envie de voir comment résonnait aujourd’hui ce texte unique et magnifique dans un contexte politique qui questionne.

Comment faire du théâtre avec ces fragments ?

Parce que les Feuillets font résonner plusieurs langues ensemble, on ne peut pas s’installer dans le confort d’une simple écoute qui s’attacherait au seul déroulement linéaire du texte. Chaque fragment implique une entrée différente qui implique à son tour des actions qui ne sont pas en lien les unes avec les autres. C’est ce qu’évoque le sous-titre “237 actions pour la scène”. Des actions pour faire entendre que ce texte porte en lui des démarches et des implications très variées qui, de fait, peuvent exister à travers des jeux de représentation extrêmement divers. Le plateau et le rapport scène – salle induits par la configuration de la Cour d’honneur ne sont pas utilisés pour donner l’illusion de l’événement théâtral. Au contraire, ils ancrent l’événement du spectacle au plus près du réel en établissant des proximités fortes avec notre environnement quotidien. La scénographie et les 237 actions pour la scène explorent les rapports dans l’espace entre les interprètes, la centaine d’amateurs et le public. Elles construisent autant de situations scéniques singulières pour questionner notre propre rôle face aux autres, à travers les contextes culturels, politiques et sociaux qui sont les nôtres aujourd’hui. Dans cette perspective, la force des Feuillets réside moins dans sa dimension historique que dans sa capacité à être toujours opérant dès lors qu’on l’observe par le prisme de l’actualité contemporaine et par la singularité des histoires intimes.

Avec Feuillets d’Hypnos, René Char est-il à la fois dans le temps de l’Art et dans celui de l’Histoire ?

Certainement et l’on peut même se poser la question du moment où il écrivait ses textes, de la façon dont il séparait ces deux temps. Mais au centre de ses préoccupations, en dehors du quotidien du combat, il y a la question de la poésie. On a le sentiment qu’il ne peut rester “droit” que s’il repose sur deux piliers vitaux: la poésie et l’interrogation sur la possibilité de continuer à écrire, et la nature, incroyablement présente dans la totalité des Feuillets.
Quand il n’a plus rien, qu’il est désespéré, il revient à ces deux préoccupations-là. Il faudrait aussi ajouter qu’il est dans le temps de la Mort, omniprésente et menaçante. Il y a pour lui la nécessité de déjouer la Mort.

Écrit-il ces Feuillets en pensant à leur publication future ?

Lui seul pourrait le dire mais il ne semble pas, il a d’ailleurs refusé toute publication pendant la guerre. Aussi parce qu’il en a détruit la majorité avant publication, et parce qu’il semble qu’il écrit d’abord pour lui-même, évacuant la posture de surplomb du patriarche, du sage, qui sait et qui livre la bonne parole. Il est dans une situation de doute et de questionnement permanent. Aucun manichéisme. Il est plus dans le refus que dans la Résistance: “l’acquiescement éclaire le visage, le refus lui donne la beauté” dit-il dans un des aphorismes. Il est dans l’incapacité à dire “Oui” dans la situation où il est, il est physiquement réfractaire. Il est dans la marge plus que dans la minorité, la société devrait toujours être attentive à cette marge dans laquelle se situent particulièrement les artistes.

Vous occuperez la Cour d’honneur jour et nuit ?

Oui, puisque tous les acteurs et les techniciens habiteront la Cour, il y aura une présence au long cours du 13 juillet à 14 heures jusqu’au 17 juillet après la dernière représentation. Des spectateurs pourront être accueillis dès le matin pour un petit-déjeuner ou pour un atelier de pratique portant à la fois sur le travail théâtral et sur la rencontre avec le texte. En fin d’après-midi, des chercheurs et penseurs seront invités pour mettre en avant des liens qui existent entre le texte de Char et notre société contemporaine. Il sera aussi bien question d’interroger le sens de l’image et de la représentation telles qu’elles sont transmises au théâtre que de s’attacher à comprendre notre actualité politique – une actualité très forte, en pleine mutation, qui questionne fortement. Il s’agira d’offrir au spectateur un autre temps du théâtre, d’autres biais pour se saisir de l’évocation dramaturgique du texte. Habiter le Palais est aussi une manière de dédramatiser la présence dans la Cour. Nous serons là pour vivre pleinement le fait de proposer aux spectateurs une représentation dans un lieu unique, sans esbroufe, seulement pour que le théâtre ait lieu.

Propos recueillis par Jean-François Perrier en février 2007