Revue Incise N°1 Sommaire et Extraits

SOMMAIRE

OUVRIR UNE REVUE
Diane Scott

COULEURS LOCALES, LES NOUVELLES AMBIGUÏTÉS
Caroline Châtelet et Élise Garraud

STREET LIFE
Joseph Mitchell, traduit par François Tizon
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UNE VILLE À LA MER
François Tizon

PAROLES GELÉES OU LE SOULAGEMENT
Diane Scott

ESSAIS D’OCCUPATION
Alexandre Friederich

MARS À VINCENNES, JESSICA AU GROENLAND
Kristina Lowis

L’ART DE PENSER DANS LA TÊTE DES AUTRES
Florent Lahache
+
NÜTZLICHES
Fredric Jameson, traduit par Florent Lahache

S’ADRESSER À TOUS
Diane Scott

J’AI UN PROBLÈME AVEC LES JEUX VIDÉO
Anna Anthropy, pages traduites par Arkady Filin

ON NE PARLE PAS D’ARGENT À TABLE
Juliette Wagman

EXTRAITS

ESSAIS D’OCCUPATION
Alexandre Friederich

(…)
Chassé des grands ensembles bâtis (continuons de les appeler ainsi), Augiéras dès l’âge de trente-cinq ans n’est plus rien : il est sans statut, sans foyer, sans fonction, sans orientation sexuelle, ennemi de toutes les religions, vagabond puis clochard. Et en quête permanente de lieux à créer. Ce sera le mont Athos (qui relève encore d’une distribution organisée du temps), le désert saharien (dans un avant-poste militaire), ce seront enfin une cabane abandonnée et une grotte.
(…)
Augiéras réside dans un hospice. Le régime est martial. Lever à l’aube, cantine, participation à l’entretien des dortoirs. À l’époque, Domme est déjà une ville visitée par les touristes. Augiéras ne frayera ni avec ces curieux ni avec l’autochtone. Il élargit son cercle, erre dans la campagne, longe les falaises. Une ferme se détache dans le paysage, il s’écarte. Plus qu’un itinéraire, qu’une recherche, il procède par divagations. L’incantation et la prière deviennent ses outils. Après divers essais d’habitation précaire, il s’installe dans une anfractuosité de la roche. Sa première pénétration du lieu mêle le pratique et le magique. Il force son chemin dans le noir, relève la tête avec prudence. Étend ses mains, sonde les limites : sol, plafond, bosses, trous.

Nous avons tous fait cette expérience : entrer dans une grotte. Pas Altamira, Chauvet ou Lascaux : une grotte négligée, un accident de la nature. Qu’y faisons-nous ? Nous en sortons. Augiéras reste.
(…)

 

MARS À VINCENNES, JESSICA AU GROENLAND
Kristina Lowis

(…)
L’interaction/communication, si elle est autorisée, est contrôlée : les Kanaks encore présents en 1931 au Bois de Boulogne ne doivent surtout pas montrer qu’ils sont en fait, dans leur pays, des employés modernes, qui savaient parler, lire et écrire et exercer des métiers comme tout citoyen. Le déguisement en soi, cet autre soi que le public exige, est conséquent.

Comme la narration est fondée sur cette participation active, elle s’avère puissante (et tenace) et elle sert diffé- rents buts au cours de l’évolution des expositions pendant plus d’un demi-siècle d’existence – les expositions peuvent servir des intérêts relevant tantôt du cirque, tantôt de la vente, tantôt de la propagande coloniale.

Faut-il espérer ou craindre que ces humains exposés aient, comme le rêvait Hagenbeck, peut-être, sans le vouloir, amené un bout de cette civilisation avec eux ? Qu’ont-ils trouvé de plus marquant dans cette expérience ?

Des voix critiques, très minoritaires, existent cependant : ceux qui ne sont pas dupes de la mascarade, et peut-être moins ceux qui ne souscrivent pas au formidable projet de porter la « civilisation » ailleurs. On les entend notamment vers la fin de ce type de spectacle. À l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931 au Bois de Vincennes, année pendant laquelle des Kanaks sont exposés à l’Oktoberfest de Munich, ce sont les surréalistes qui s’insurgent et lancent un appel au boycott de cette manifestation. Dans son poème Mars à Vincennes, Louis Aragon fait de riches allusions aux mélanges infects de capitalisme et de colonialisme et résume : « Il pleut il pleut à verse sur l’Exposition coloniale ».
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PAROLES GELÉES OU LE SOULAGEMENT
Diane Scott

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Par où commencer sinon par l’importance de Paroles gelées, spectacle conçu à partir de textes de Rabelais, principalement Le Quart Livre, en 2012 au Théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis, dont le metteur en scène a été nommé directeur l’année suivante ? Spectacle qui poursuit une tournée conséquente, dont une reprise dans la salle Renaud-Barrault au Théâtre du Rond-Point à Paris tout mars 2014 (« 745 places » précise le dossier de presse). Le Centre dramatique national de Saint-Denis, comme la plupart des CDN de la banlieue parisienne, porte la symbolique entière de la question culturelle sur les épaules : un lieu de théâtre dans l’une des villes les plus pauvres de France, dans un département dont le nom résume les échecs politiques français du tournant de ce siècle. Les questions que le milieu théâtral identifie comme étant les siennes s’y trouvent surexposées : celle des années 1990, de la crise de la démocratisation culturelle, celle des années 2010, de la montée du Front National – cette dernière semblant exiger que l’on cesse d’exclure, culturellement d’abord. Haro sur « l’élitisme », avec les confusions que la notion recouvre. Comme l’écrit Michel Simonot, « la peur de faire peur » ouvre une nouvelle ère culturelle, qui est loin d’épargner les mairies de gauche : la raison populiste. Il s’agira donc de faire montre que l’on prend la question à bras-le-corps. Le moins que l’on puisse dire est qu’un spectacle à partir de Rabelais en Seine-Saint-Denis qui est un succès emporte une triple détermination en terme de « populaire ».
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COULEURS LOCALES, LES NOUVELLES AMBIGUÏTÉS
Caroline Châtelet et Élise Garraud

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Après avoir encore parcouru « L’École Buissonnière », « La Pièce Rapportée », « Le Studio Photo », « Le Rade »,
« Le Snack Local » et « La Ferme », un désir d’éclaircissement, passant par la confrontation à des modèles de lieux identifiés, gagne le visiteur.

Espace singulier de statut privé à usage public, un bar ou un café est un lieu aux usages codifiés et en même temps un lieu assez peu déterminé. Lieu où trouver ce qu’on cherche parfois intuitivement, sans bien savoir quoi (la rencontre, la solitude ou le passage du temps), qui laisse la place à l’imprévu. On s’en fait facilement une idée utopique, mais cette représentation a tendance à masquer la réalité de certains endroits, résultat d’un marketing hyper-sophistiqué se redéfinissant sans cesse. On y ressent alors une gestion des publics au détriment de la recherche d’une certaine qualité de service, la pratique la plus répandue étant la sectorisation des consommations dans des plages horaires empêchant de boire un simple café à l’heure du déjeuner ou après dix-huit heures.

Au Comptoir Général, on pourrait croire un instant que, comme dans le meilleur des cafés, on peut faire ce que l’on veut. Les attractions (« La Cour des Miracles », « La Bonne Nouvelle », pour citer encore quelques exemples) apparaissent comme autant d’idées que nous n’aurions pas eues tout seul, elles dépassent par leur force d’évocation imaginaire l’idée que nous nous ferions de ce qui est possible ou autorisé. Ce faisant, elles remplissent un vide, devancent un écart qui devrait rester intact pour que s’éprouve un sentiment de liberté. Et en fait, on reste un peu en suspens, dérouté, on circule plutôt qu’on ne s’arrête. Car faire ce que l’on veut n’est pas se prêter à des animations, et cette offre prolifique, qui cherche à donner à l’espace un contenu, induit un faux sentiment de disponibilité. Une telle fonctionnalisation de l’espace façonne les pratiques avec une certaine contradiction : voilà finalement un espace qui nous dit quoi faire.
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STREET LIFE
Joseph Mitchell, traduit par François Tizon

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Ce que j’aime vraiment faire c’est errer sans but dans la ville. J’aime marcher dans les rues le jour et la nuit. C’est plus qu’aimer ça, de simplement aimer ça – c’est une aberration. De temps à autre, par exemple vers neuf heures le matin, je monte les marches du métro et je prends la direction de l’immeuble de bureaux du centre de Manhattan où je travaille, mais en chemin un changement se fait en moi – je perds effectivement le sens des responsabilités – et quand j’atteins l’entrée de l’immeuble je passe devant comme si je ne l’avais jamais vu auparavant. Je continue à marcher parfois seulement pendant une heure ou deux mais d’autres fois jusque tard dans l’après-midi, et je me retrouve souvent emporté à une distance considérable du centre de Manhattan – peut-être au nord du Bronx Terminal Market, ou au-delà sur de vieux quais à sucre délabrés des berges de Brooklyn, ou dans la partie la plus herbeuse d’un vieux cimetière envahi par les mauvaises herbes de Queens. Cela ne m’est jamais vraiment difficile de trouver une excuse pour justifier mon comportement – une migraine qui refuse de se calmer est une excuse suffisante, et une journée inhabituellement morne et couverte est une aussi bonne excuse qu’une journée inhabituellement douce et printanière. Ou cela peut être aussi une pensée terrifiante ou déconcertante ou humiliante, qui me vient à l’esprit alors que je veille allongé au milieu de la nuit et qui me revient sans cesse – une pensée sur la rapidité du temps dans son vol, par exemple, ou sur la vieillesse elle-même, ou sur la mort en général et la mort en particulier, ou sur la possibilité (qui est pour moi bien plus terrifiante que la possibilité d’une guerre nucléaire) qu’après la mort beaucoup d’entre nous seront amenés à se rendre compte (et de manière qui plus est assez brutale, comme le faisait remarquer une fois un de mes amis couché sur son lit de mort à l’hôpital) que les flammes éternelles et perpétuelles de l’enfer existent bien en réalité.
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J’AI UN PROBLÈME AVEC LES JEUX VIDÉO
Anna Anthropy, premier chapitre de La Marche des fanzineurs de jeux vidéo, traduit par Arkady Filin

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Dès lors, une spirale infernale se met en place : les éditeurs ne cautionnent que des jeux construits sur un modèle ayant déjà fait ses preuves afin d’être commercialisés auprès de publics déjà identifiés, et seulement auprès de ces publics-là. Les publics dont il est question sont composés essentiellement de jeunes adultes, et majoritairement d’hommes. Et ce sont ces mecs, baignant depuis longtemps dans la culture des jeux ambiante, qui sont amenés un jour à entrer dans l’industrie du jeu vidéo pour prendre part à leur création. La population qui crée les jeux devient de plus en plus auto-référentielle et homogène : c’est le même petit groupe de gens qui crée toujours les mêmes jeux pour eux-mêmes.
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Il fut un temps où la création de jeux numériques était limitée à ceux qui savaient comment parler aux ordinateurs : les ingénieurs et les programmeurs, les gens qui savaient coder. Dans l’industrie des jeux vidéo contemporaine, les codeurs sont un maillon indispensable de la hiérarchie de production, puisque les jeux auxquels nous jouons sur nos machines nécessitent des créateurs capables de négocier avec ces machines. La création de jeux est intimidante pour quelqu’un qui ne code pas de manière professionnelle. Mais de plus en plus d’outils de création de jeux vidéo sont pensés et conçus pour des gens qui ne sont pas des codeurs émérites. Il est désormais possible pour des personnes qui n’ont aucune expérience de la programmation
– amateurs, concepteurs de jeux indépendants, fanzineurs – de réaliser leurs propres jeux et de les distribuer en ligne.
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S’ADRESSER À TOUS
Diane Scott

(…)
Poursuivons : comme un médecin généraliste est prolétarisé par la diffusion de logiciels de diagnostics qui le privent de (l’exercice de) son savoir, l’émergence, comme dispositif de programmation et en ce qu’elle révèle du fonctionnement quotidien de la programmation publique, manifeste une prolétarisation du programmateur de théâtre. Or l’acte de programmation est le pivot sur lequel repose le théâtre public. Et, en s’inspirant des analyses de la psychothérapie institutionnelle, si l’on veut travailler la différence entre établissement et institution, entre un bâtiment sous contrat avec l’État et un lieu qui s’emploie à déjouer sa propre tendance à être un outil de ségrégation, il faut s’attabler autour de cette question : « qu’est-ce que programmer ? » . J’ajoutai donc à mon article deux choses ce jour là : 1) l’émergence fait symptôme dans la production théâtrale, elle est le signe et l’outil d’une dégradation du travail du programmateur (lors même qu’elle donne au métier une allure de corps constitué), 2) la programmation comme choix est l’acte qui structure en principe le théâtre public, celui autour duquel se joue non seulement la singularité de cet espace, mais son enjeu même.
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NÜTZLICHES
Fredric Jameson, premier chapitre de Brecht and Method, traduit par Florent Lahache

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Ne devrions-nous pas en effet – comme les étudiants apprentis-activistes de La Chinoise de Godard – finalement et à contre-cœur, à regret mais sans fléchir et en connaissance de cause, barrer à la craie le dernier nom subsistant sur le tableau, celui de Brecht, qui seul survit à l’élimination progressive de ce qui s’appelait autrefois, de diverses manières, la tradition bourgeoise occidentale ? Ou – pour le dire autrement, et d’une manière qui menace notre projet de façon plus directe et définitive – n’y a-t-il pas quelque chose de profondément non brechtien dans la tentative de réinventer et de faire revivre un « Brecht pour notre époque », de dresser un inventaire de « ce qui est vivant et ce qui est mort chez Brecht », de définir un Brecht postmoderne ou un Brecht pour le futur, un Brecht post-socialiste ou même post-marxiste, le Brecht de la théorie queer ou de l’identité politique, le Brecht deleuzien ou derridien, ou peut-être le Brecht du marché et de la mondialisation, un Brecht américain de la culture de masse, un Brecht du capital financier : pourquoi pas ? Slogans infâmes, qui charrient en eux-mêmes une conception refoulée de la postérité, et fantasment inconsciemment le canon comme une forme d’immortalité personnelle, dont l’opposé n’est autre – tout naturellement – que l’extinction personnelle.

 

ON NE PARLE PAS D’ARGENT À TABLE
Juliette Wagman

(…)
Il n’y a pas de budget type, les budgets sont façonnés par le but qu’on leur assigne, qu’on en soit le fabricant ou le commanditaire. Les formations à la gestion de la culture sont pléthore. On y apprend à établir des budgets, mais il n’existe aucune initiation à leur lecture. Souvent ces questions sont difficiles à aborder. Il y a là quelque chose d’un peu sale et de dérangeant à parler du contenu d’un budget. « Il n’y a pas que l’argent dans la vie », me rappelait-on récemment. Le budget est une chose qu’on balaie comme une affaire technique, la simple transcription d’une réalité qui serait ailleurs.
Pourtant, le petit bout de la lorgnette n’est pas toujours le mauvais. Prenant comme prétexte le recueil d’entretiens avec Olivier Mantei Public/Privé (Archimaud éditeur/Riveneuve, 2014), je propose de regarder le document administratif qu’est un budget comme un récit politique. Une lecture des grilles fournies en annexe de Public/ Privé permettra, je l’espère, de nous réapproprier un peu de ce qui ne semble plus nous appartenir, les budgets, et d’éclairer la façon dont les auteurs envisagent ces questions.
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