Article Trina Mounier

HOMÈRE À GAZA
Les Trois Coups.com
par Trina Mounier

C’est un spectacle profondément ancré dans notre histoire universelle, celle que nous raconte Homère, et parallèlement résolument contemporain, tant dans sa forme que dans ce qu’il évoque, que cette interprétation troublante et intense de Daniel Jeanneteau.

Faits est né d’une résidence autour de deux textes fondateurs de notre culture, l’Iliade et l’Odyssée, écrits que nous pensons à tort bien connaître et dont nous (re)découvrons ici – au moins pour l’Iliade – la brutalité extrême. Faits, c’est donc de la danse, Biennale oblige, mais aussi et peut-être surtout du théâtre – un seul danseur pour deux comédiens – et une lecture puisque l’œuvre d’Homère impose sa présence tout au long avec cet immense récitatif du début (qui dure plus de la moitié du spectacle avant que n’apparaissent – enfin ! – les corps).

Or les corps ne sont-ils pas ce que nous sommes venus explicitement voir dans une biennale tout entière consacrée à la danse ? Il faudra les attendre longuement, et les mériter, puisque Daniel Jeanneteau nous place d’emblée au cœur d’une de ces installations dont il a le secret, un dispositif qui va malmener les chairs des spectateurs. Nous pénétrons en effet dans un vaste hangar au sol recouvert de gravats, avec une terre qui se soulève et vole, des pierres, des aspérités, des reliefs qu’on remarque d’autant plus mal que les éclairages jaunes percent difficilement la fumée épaisse qui a envahi le plateau. Un tableau de désolation, un décor de fin du monde et de champ de bataille où nous resterons debout, risquant à tout instant de trébucher, ne sachant comment tenir nos corps, comment « bien voir » ce qui va se passer et qui, justement, durera longtemps avant arriver. En lieu et place d’une chorégraphie, un comédien, Laurent Poitrenaux, penché sur le sol, dans une sorte de soliloque d’une grande sobriété, sans pathos aucun, sans adresse aucune au public, lira en boucle des fragments choisis qui ne retiennent de l’Iliade que des phrases simples et répétitives qui disent de manière très explicite, expressionniste avant la lettre, les conséquences physiques des javelots et autres armes : décapitations, yeux crevés, cervelles répandues, os fracassés. Tout cela décrit avec une précision pointilleuse qui fait l’impasse sur ce qui est proprement humain, les appels des blessés, les gémissements des agonisants, les hurlements des guerriers. Seule la vue est convoquée.

Il faut donc imaginer des spectateurs entassés dans ce hangar où ils n’y voient goutte, par une chaleur étouffante ce soir-là, le corps constamment en déséquilibre sur cet amas d’éboulis, à écouter une litanie d’horreurs pendant une bonne demi-heure et à attendre que quelque chose se passe…

Des corps dans un monde minéral
Ce qui arrive, ce sont d’abord des pierres lancées du lointain dans notre direction, ou peut-être qui visent le narrateur, par quelqu’un qu’on ne voit pas, puis qu’on discerne à peine : c’est Achille qui revient, victorieux. Un tout jeune danseur au corps fait pour la statuaire grecque, mais dont tout, dans la gestuelle, évoque à la fois la fragilité, la douceur, la vigilance, la réactivité, la dangerosité, Thibault Lac. Un danseur à la présence magnifique qui aimante tous les regards, se fraie un chemin au milieu du public pour en choisir un membre qu’il en extrait, pour le tenir devant lui à la façon d’un otage, scène troublante. On découvrira peu à peu qu’il s’agit d’un autre danseur, Manuel Guiyoule, dont la résistance et l’inquiétude sont palpables, avec qui il entame un pas de deux…

Tandis que le torrent d’horreurs continue de se dérouler, les corps à corps des deux hommes seront, eux, d’une étrange délicatesse. Le spectacle d’ailleurs opère avec subtilité sur les contraires, sur l’opposition entre ce qui est dit et ce qui est montré, entre le corps superbe et le corps blessé, entre sauvagerie et beauté.

Arrive enfin la dernière scène, en complet décalage avec la brutalité des descriptions de l’Iliade : Priam, qui a tout perdu, entre sur le plateau, hébété, sous les traits de Gilbert Caillat, dont il convient de saluer ici les presque débuts sur les planches. Accompagné de son âne, tel un Œdipe aveugle, il s’avance vers le meurtrier de son fils. L’action qui se déroule alors est tout bonnement incroyable (elle est d’ailleurs en ce sens fidèle à Homère), aux antipodes de ce qu’on peut imaginer. Le traitement qu’en propose Daniel Jeanneteau est bouleversant de beauté. Les bruits sourds du début font place à ceux, plus champêtres, plus pacifiques, des mastications de l’âne, scène bucolique et sensuelle qui permet d’effacer les évocations de la guerre des pierres en Palestine ou les horreurs d’Irak et de Syrie distillées tout au long.

Cette Biennale s’ouvre donc avec un spectacle métissé qui tient autant du théâtre que de la danse et donne au corps comme au texte une puissance magnétique qui ne nous laisse pas indemnes.