Article Bruno Paternot

16e BIENNALE DE DANSE DE LYON : « FAITS », DANIEL JEANNETEAU ILLUMINE LES MORTS
INFERNO • Magazine Arts & Scènes contemporaines
par Bruno Paternot
 envoyé spécial à Lyon

Dans ce lieu magnifique que sont Les Subsistances (dites Les Subs si vous voulez être dans le coup) se joue le premier spectacle de la 16e Biennale de la Danse de Lyon. Symboliquement, le lieu est à l’image de la création de Daniel Jeanneteau, commande des directeurs des Subsistances : multiple (une verrière, un hangar, de grandes salles aux utilisations variées, un restaurant…), grouillant et très calme en même temps : tout un paradoxe !

Les spectateurs sont invités à rentrer par l’arrière du bâtiment. Symboliquement, nous entrons dans L’Iliade par la petite porte ; que l’on ne s’inquiète pas, il s’agira ici de ne soulever en une heure qu’un tout petit coin du tapis poétique : on ne gardera du texte fleuve que la longue liste des morts et une des dernières péripéties de Priam.

La scénographie en étonne plus d’un : pas de sièges et le Hangar est rempli d’autant de tonnes de gravats qu’il y a de chants dans L’Iliade. En plus de danseur-performers (il est difficile de les définir plus sans révéler certains aspect du spectacle), le comédien Laurent Poitrenaux porte le texte d’Homère, dans une version épurée, calcinée au dernier feu. L’acteur fétiche de Ludovic Lagarde fait un sort à la langue : bien plus que de dire le sens des phrases, il soigne le mot dans une attention toute vitezienne. Il a le texte en main, on peut y lire ses notes : « un temps ; plus long… » Dans une grande honnêteté, on nous montre la cuisine du travail, les marques du temps et des répétitions. On nous touche, on passe à travers les spectateurs, au propre comme au figuré où le texte nous touche et nous traverse.
Aède de notre temps, Poitrenaux vient très simplement nous porter une histoire qui n’a rien de mythique ou de rocambolesque : il vient nous parler des morts qui entourent les aventures d’Achille. Des morts, des morts, des morts, tués par milliers comme le font les hommes en temps de guerre. On est plongé dans notre actualité, à Marioupol où les frères humains se percent le ventre, le crâne et les membres. Tout y passe et l’on se rend compte à quel point le texte d’Homère comporte d’occurrences du corps : foie, bras, œil… chaque récit du combat se déroule au creux même du corps. Ce vocabulaire, presque médical, apparaît à tout bout de champ de bataille et l’on exalte le corps autant dans le visuel que dans l’auditif : le corps prend corps dans le corps du texte. Puis, le mot disparaît mais le visuel reste. Nous sommes dans un triple temps : dans la Grèce Antique, à Lyon mais aussi au fin fond des guerres du jour : en Ukraine ou chez les partisans de l’État Islamique. L’artiste est au cœur du monde, au centre du foyer.

Contrairement à certains qui se pensent inspirés par une mission divine et sont au-dessus de l’espèce humaine, Jeanneteau convoque l’acteur incandescent qui s’inclue dans la grande mêlée de l’humanité. Si l’acteur est au centre du monde, le monde est inclus dans le spectacle. Le corps du spectateur intègre la diégèse et devient un élément de la pièce. Nous sommes l’armée d’Achille, les âmes des mourants, le chœur des pleureuses… On est transporté au cœur de la guerre, les pieds dans les gravats. Cela pourrait être inconfortable. Mais, plutôt que de nous faire rêver, Jeanneteau nous intègre dans le Rêve au risque de froisser un spectacle très bien repassé : de nos déplacements, de nos respirations, de la forme que prend la foule, le spectacle se transforme. On devient le poème : quel générosité de nous transformer en morceau de poème, le temps d’un spectacle ! Pour reprendre Alphonse Allais, on pourrait dire que si Homère n’a jamais existé, tous ses textes ont été écrits par un inconnu qui portait le même nom que lui. Les spectateurs de Jeanneteau n’ont jamais existé, ce sont 154 acteurs qui se sont glissés subrepticement à l’intérieur du spectacle.

« Daniel est le maître d’œuvre de se projet » disait Cathy Bouvard, la directrice déléguée des subsistances, lors d’une rencontre organisée avec le public. Il s’agit bien de cela : dans ce chantier artistique, il met en branle toutes les spécificités du plateau (texte, corps, son, lumières, plateau…) pour créer une œuvre complète, riche et multiple. Responsable du gros œuvre, il crée une œuvre fine et délicate, qui se déguste par bribes, par instants, par symboles.

Comme souvent dans les spectacles de Daniel Jeanneteau, les lumières sont très chiadées. Grâces soient rendues à Anne Vaglio, la créatrice lumière, pour son travail magnifique qui sculpte un espace grandissant à l’infini ou se rétrécissant à un petit cercle compacte selon la narration.

Tout le spectacle est construit comme un extrême paradoxe. A la fois les fureurs de la guerre et la douceur des hommes ; une scénographie énorme (plus de vingt tonnes!) et insignifiante ; un texte imposant qui s’efface derrière le mouvement ; La banalité d’une mort et la douleur de celle-ci ; les ténèbres envahissent le plateau et pourtant ce spectacle, par la beauté de son texte et la fraîcheur de ses interprètes est extrêmement lumineux. Dans le combat entre Eros et Thanatos, c’est la mort qui gagne par K.O. C’est ce qui fait que ce spectacle est émouvant mais aussi que l’on peut le rejeter en bloc, par détestation de ses conclusions.